Les hasards de la vie professionnelle ont fait en sorte que j’étais à Ottawa le 29 février 1984 et le 24 février 1993. Le jour de la démission de Pierre Trudeau et de celle de Brian Mulroney. Et il est difficile de ne pas penser qu’il s’agit de deux situations assez semblables à celle dans laquelle se trouve Justin Trudeau aujourd’hui.

Reste qu’à l’époque, ces démissions ont causé la surprise, même si elles faisaient l’objet de toutes les spéculations.

Il y a bien des différences avec la situation actuelle, mais suffisamment de similitudes pour que cela puisse nous donner quelques clés sur ce que pourrait décider l’actuel premier ministre.

Le premier facteur qui peut causer le départ d’un premier ministre en exercice reste l’usure du pouvoir. Au moment de leur démission, Pierre Trudeau et Brian Mulroney avaient été au pouvoir depuis longtemps. Quinze ans pour Pierre Trudeau. Presque neuf ans pour Brian Mulroney. C’est actuellement un peu plus de huit ans pour Justin Trudeau.

L’usure du pouvoir est souvent l’une des principales motivations des électeurs pour changer de gouvernement.

Le sentiment que le premier ministre a fait son temps, qu’il n’est plus la personne de la situation, et qu’il est temps de le remplacer, parfois même quand les sondages indiquent que son principal opposant n’a pas la meilleure image, comme c’est le cas pour le chef conservateur, Pierre Poilievre, actuellement.

Selon le plus récent sondage Angus Reid, les conservateurs obtiendraient 40 % des voix (contre 23 % pour les libéraux et 21 % pour les néo-démocrates). Mais 52 % des électeurs ont une opinion défavorable du chef conservateur, contre seulement 38 % d’opinions favorables⁠1. Le changement de gouvernement l’emporte sur l’adhésion aux idées du chef conservateur.

Après huit ans et un peu plus, l’usure du pouvoir pourrait faire réfléchir M. Trudeau. D’autant que les prévisions de sièges à la Chambre des communes du site 338Canada de Philippe J. Fournier – qui ne se trompe pas souvent – laissent prévoir un balayage conservateur avec 210 sièges. Ironie du sort, en 1984 Brian Mulroney l’avait emporté avec 211 sièges…

Mais il y a une différence majeure entre la situation de Justin Trudeau et celles de son père et de M. Mulroney à la fin de leur dernier mandat, et c’est le temps.

Les prochaines élections fédérales devraient avoir lieu le 25 octobre 2025 – en vertu de la loi sur les élections à date fixe – ou plus tôt si le gouvernement libéral minoritaire devait perdre un vote de confiance. Ce qui ne devrait pas arriver avant juin 2025 si l’accord entre les libéraux et les néo-démocrates tient le coup.

M. Trudeau père et M. Mulroney avaient littéralement attendu à la dernière minute avant de se retirer. Au moment de sa démission en février 1984, Pierre Trudeau, élu en février 1980, était au pouvoir depuis quatre ans. Son mandat était donc pratiquement terminé.

M. Mulroney avait repoussé l’échéance encore plus loin : il était dans la cinquième année de son mandat, la limite dictée par la Constitution. D’ailleurs, sa successeure, Kim Campbell, avait déclenché les élections à l’extrême limite permise, soit le 8 septembre 1993, pour un scrutin le 25 octobre 1993.

Dans les deux cas – comme dans celui de Justin Trudeau actuellement –, tous les sondages montraient une réélection très peu probable du gouvernement en place. Et dans le cas de John Turner en 1984 comme dans celui de Kim Campbell en 1993, la pente de la réélection s’est révélée trop abrupte.

On pourrait dire la même chose de Justin Trudeau, sauf qu’il lui reste encore plus d’un an avant le déclenchement de la prochaine campagne électorale – si, bien sûr, le NPD lui conserve son appui jusque-là.

Justin Trudeau a encore un peu de temps avant de devoir prendre une décision. Mais il est clair que, pour lui, la fenêtre d’un départ approche.

Parce que si le premier ministre quitte la politique, il doit donner le temps au parti de se trouver un nouveau chef. Ce qui implique une course et l’organisation d’un congrès à la direction ou d’une élection au scrutin des membres, comme c’est le cas au Parti libéral du Canada. On a donc besoin de quelques mois pendant lesquels on s’attend à ce que le chef démissionnaire assure l’intérim comme chef du parti et, le cas échéant, comme premier ministre.

Ce qui laisse encore quelques mois pour que M. Trudeau annonce sa décision et qu’un nouveau chef soit choisi.

Aujourd’hui, Justin Trudeau se dit convaincu qu’il est encore l’homme de la situation. Mais si les sondages devaient continuer de démontrer le contraire, il devra prendre une décision difficile.

Et si l’expérience de ses prédécesseurs est un guide, plus il attendra et plus il privera son parti de chances de conserver le pouvoir, ou, à tout le moins, de lui permettre de former une opposition solide, capable de préparer un éventuel retour au pouvoir.

1. Consultez le sondage de la firme Angus Reid (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue