(Ottawa) Le mouvement en est encore au stade embryonnaire, mais une mobilisation d’électeurs propalestiniens semble prendre forme au Canada. Des circonscriptions prenables ont été identifiées, et les libéraux sont les premiers visés. Aux États-Unis, le président Joe Biden en a fait les frais, et ici, Justin Trudeau est vulnérable à gauche comme à droite.

« Un enjeu électoral »

Pour l’heure, c’est un formulaire web qui circule dans des cercles propalestiniens. « Nous nous organisons dans des circonscriptions clés pour faire comprendre aux députés que la Palestine est un enjeu électoral », y lit-on. Suit une liste d’une quarantaine de circonscriptions « prioritaires » actuellement détenues par les libéraux, dont une douzaine à Toronto et dans la grande région du « 905 », ainsi que six à Montréal et en banlieue. « Je crois que si ça ne s’est pas encore réellement cristallisé, c’est parce qu’en ce moment, la date des élections n’est pas fixée. Je m’attends à 100 % à ce que l’organisation passe à un niveau supérieur dès qu’un scrutin sera annoncé », avance Michael Bueckert, du groupe Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient.

Les précédents américains

Le mouvement des « non engagés » du Michigan et du Minnesota fera-t-il école ici ? Lors des primaires démocrates dans ces deux États pivots, des dizaines de milliers d’électeurs ont désavoué le président sortant Joe Biden pour signifier leur « rejet du financement de la guerre et du génocide à Gaza », écrivait sur son site web le regroupement Listen to Michigan. Mais on parle ici de primaires, pas de l’élection présidentielle. « Est-ce que ça pourrait avoir des implications en novembre ? Il faudra voir de quoi aura l’air la crise dans six ou sept mois. Ensuite, il faudra voir qui réussira à se qualifier pour apparaître sur les bulletins de vote comme représentant d’un tiers parti », dit Rafaël Jacob, chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal.

Fragilité à gauche…

La guerre entre Israël et le Hamas a exposé une vulnérabilité libérale, sur le flanc gauche. Et la semaine prochaine, les divisions pourraient réapparaître au grand jour : les troupes de Justin Trudeau seront appelées à prendre position sur une motion du Nouveau Parti démocratique (NPD) demandant, entre autres, l’arrêt de toute exportation de matériel militaire vers Israël, et la reconnaissance officielle de l’État de Palestine. « Cela ne devrait surprendre personne que je m’oppose avec force à la motion du NPD », qui équivaudrait à « récompenser le Hamas pour son pogrom du 7 octobre dernier », a tranché sur X l’élu libéral Anthony Housefather, de confession juive.

… et à droite

Le clivage entre les libéraux et les conservateurs, lui, est de plus en plus flagrant, surtout depuis que le gouvernement Trudeau a annoncé qu’il maintiendrait l’aide financière à l’UNRWA – agence de l’Organisation des Nations unies que le chef conservateur Pierre Poilievre a qualifiée de « terroriste » en Chambre. « Prochaine étape : [Justin Trudeau] enverra ses députés des circonscriptions juives critiquer cette récente décision », a-t-il aussi raillé sur X.

PHOTO MOHAMMED SALEM, ARCHIVES REUTERS

Des Palestiniens déplacés attendent de recevoir des denrées fournies par l’UNRWA à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

L’arbre et l’écorce

Et donc, le gouvernement libéral est pris entre l’arbre et l’écorce, juge l’expert en analyse de sondages Philippe J. Fournier : « Les libéraux détiennent 13 des 15 circonscriptions où l’on trouve le plus grand nombre de personnes de confession juive au pays, et 18 des 20 où il y a le plus de gens de confession musulmane. » En même temps, il voit un potentiel danger pour les conservateurs dans la payante région de Toronto. « S’ils se mettent à dos la communauté musulmane, plusieurs sièges seraient en jeu », fait valoir le créateur de l’agrégateur de sondages 338Canada.

Le boomerang

Oui, mais bon, les enjeux internationaux n’ont pas vraiment d’influence dans l’urne, si ? « Aaah ! Mais cela n’est pas de la politique étrangère ! C’est un boomerang de politique étrangère qui revient vers nous parce qu’on verse dans la politique communautariste », s’exclame Shachi Kurl, présidente de l’Institut Angus Reid. « Ce sont les conséquences de l’adoption d’une approche identitaire en politique. Les libéraux et les conservateurs l’ont fait. Mais les libéraux de Trudeau, tout particulièrement, l’ont fait en 2015 en courtisant la communauté musulmane », soutient-elle, estimant que le risque semble « plus significatif pour les libéraux » en vue des prochaines élections. La date du prochain scrutin n’est pas encore connue, l’entente de collaboration entre les libéraux et les néo-démocrates tenant toujours.