Je suis présentement en Nouvelle-Écosse. Avec mon ami Daniel, nous passons la semaine chez notre vieux chum Al Zheimer, comme le surnomme sa conjointe Sheree.

Dans un bled perdu et dévitalisé, dans le nord de la province. Population en nombre minimal. Le lieu est très beau, parce que la mer est omniprésente, tout en étant rural. L’Acadie en towships, pour imager.

À part cela, pas beaucoup d’attractions.

Ma préférée, une distillerie, où on fabrique un excellent whisky, croyez-moi. Je tente de faire ma grosse part pour encourager l’achat local quand j’y suis…

Autrement, le classique monument aux soldats locaux morts aux champs d’honneur. Une église par 50 habitants, j’exagère à peine, plusieurs phalanges de la chrétienté ici. Et des originaux, qui tentent de créer kermesses et breloques du pays, pour attraper les touristes dans leurs cages à homards, comme disait un ancien premier ministre.

Nous sommes un trio de vieilles canailles, de la banlieue de Québec. Plus de 50 ans d’amitié. On a fêté le cinquantenaire ben comme il faut, comme chacune des 49 autres, par ailleurs. On a le vin heureux, et nous radotons sur un temps fort.

Je suis compétitif, celui des trois qui a remporté le derby du cancer. Mais Al, orgueilleux comme c’est pas possible, a réussi à faire encore mieux. Il a décidé de passer l’éponge, nous snober, en nous oubliant, nous et le reste, tranquillement. Au début, il avait l’art de la subtilité. Mais au moment où je vous écris, ça se complique un peu. Il le fait en plus en accéléré, disons.

Je vous en parle, parce qu’il me le permet, comme il l’a permis à sa blonde, Sheree Fitch, une auteure canadienne-anglaise, qui a écrit sur le sujet. Il veut qu’on en sache plus sur ce sale karma, cette maladie qui lui gâche sa troisième période, à 65 ans.

Justement, on lui a donné congé à Sheree. Al est occupatoire. Ouste, la dame ! Partie, répit. Elle en avait besoin. Nous, depuis une couple d’années, on s’assure de passer au moins tous les six mois. Là, on vise tous les trois mois, et plus, le cas échéant. Et ça échoit pas mal…

Un cas qu’on appelle précoce. La médecine lui avait prédit cinq ans, avant que ça se mette à glisser un peu plus vite. Pile poil ! Ils avaient trop raison, les sorciers.

Mais pas question de pleurnicher sur son sort ! On ne changera pas notre relation. Quand on arrive, on lui signifie qu’on est enchanté qu’il nous reconnaisse encore. Et ensuite, on lui fait passer un test, pour comprendre à quel stade il en est. Alors on joue une partie de Cribble. Jusqu’à la dernière visite, il était dans le coup. Mais cette fois-ci, on n’a pas osé…

Al est parti du Québec il y a plus de 35 ans. Les Maritimes pour longtemps, et ensuite Washington, pour plus de 10 ans. Directeur technique d’un grand réseau là-bas, incluant New York. Le genre à négocier son mètre carré caméra sur la pelouse de la Maison-Blanche, qu’il partageait avec un cousin éloigné, Al Jazeera. Et départ à la retraite, redevenu un vrai Maritimer. Déconnecté du Québec, un gars qui ne connaît pas Les Cowboys fringants.

Un fils de charpentier. Il sait tout bâtir, il fait des merveilles. Héréditaire. Un conjoint utile, lui, pas comme moi.

Sheree a déjà écrit : He builds, I write. Ça résume leur couple, en y ajoutant l’amour intégral, visible, sans condition. Ils se sont construit un rêve. Dans les fonds d’un rang, un enchantement : Mabel Murple’s World. Un univers tout en couleur, surtout violet. Une librairie. Et des chevaux, des ânes, chèvres et poules. Délicieux. Les enfants ne veulent plus décoller.

Visitez Mabel Murple's World (en anglais)

Ce dont il est atteint, l’amnésie progressive et ingrate, il a vu sa mère en mourir, après avoir perdu sa dignité. Il a juré que ça ne lui arriverait pas, qu’il contrôlerait la fin de l’histoire. Mais ce n’est pas si simple. Le cerveau évacue la mémoire la plus récente, et ainsi de suite. Nous deux, après 50 ans, on est correct pour un bout. Mais le plus vicieux serait de perdre sa langue seconde, celle avec laquelle il communique avec Sheree. Vous voyez d’ici la complication ?

Bien sûr, elle baragouine, et nous carabine des migraines, à nous forcer à discuter – muy lento — dans notre langue en sa présence. Ouf !

On avait trouvé une solution. Une immersion en français pour elle, avec des cours. On leur a loué un appartement dans mon quartier Saint-Roch, à Québec. Je les avais à l’œil. Tout allait bien, Sheree progressait. Mais lui, un physique et un manuel, étouffait. Ils ont décampé. Al s’ennuyait de ses ânes… On a trouvé cela super gentil pour nous deux ! Pourtant, comme vieilles bourriques, on ne donne pas notre place, il me semble.

On en est là, un peu embêtés. Quoi faire de plus ?

Finalement, on est présent. On accumule les conneries avec lui. On prend des marches, on recule dans le temps, on récapitule, avec le petit nuage sombre qui nous suit. On se mitonne des repas, on picole, il a soif avec nous. Mais il survit moins tard. Et nous on veille le corps, pas mal plus tard, et on parle dans son dos.

Faudrait bien lui dire qu’on l’aime en partant… Hum ! Pas certain. On le surprendrait, et nous aussi. Il pourrait mal le prendre, ça pourrait ressembler à un adieu.

Nirvana Unplugged qui joue, Come as you are… Memoria… Memoria

Cobain, dont on s’ennuie.

Suis en train de faire un lien, moi là…

J’ai le cœur dans l’eau, tout à coup…

Fait chier Al Zheimer !

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