Vite, vite, vite… c’est le nouveau mot d’ordre à Québec pour lutter contre la pénurie de logements et pour en finir avec la lenteur avec laquelle on construit les projets d’infrastructures.

Mardi dernier, mon collègue Maxime Bergeron nous expliquait que le gouvernement Legault s’était donné pour objectif de construire « de 20 à 25 % plus vite, et de 15 à 20 % moins cher » les écoles, routes, hôpitaux, réseaux de transport collectif, etc.1.

Une partie de moi se réjouit qu’on se réveille enfin, mais je l’avoue, il y a une autre partie de moi qui frémit.

Cette injonction à faire plus vite, même si elle est amplement justifiée, pourrait provoquer des dérapages. Pensons seulement à toutes ces tours d’habitation construites dans l’urgence à la fin des années 1960 – Place du Cercle, au-dessus de la station de métro Sherbrooke, en est un exemple flagrant – pour répondre à la demande suscitée par une vague massive d’immigration.

Je ne peux m’empêcher de craindre qu’on construise au rabais, qu’on ne s’embarrasse plus des règles d’urbanisme, qu’on juge les normes architecturales « une perte de temps ». Bref, j’ai peur que la vitesse devienne synonyme de laid et de cheap.

Allons-nous défigurer nos villes et nos villages au nom de l’urgence de construire ?

J’ai eu envie d’en parler avec quelqu’un au parcours exemplaire qui a une expérience des grands projets puisqu’il en a lui-même réalisé.

Il s’agit de Clément Demers, urbaniste et architecte, « père » du Quartier international, souvent cité en exemple. M. Demers a également participé à la création du Quartier des spectacles, en plus de siéger au comité consultatif d’experts pour s’assurer de la qualité architecturale du pont Samuel-De Champlain. Sa défense du patrimoine et du design et l’excellence de son travail en général lui ont valu l’Ordre national du Québec en juin dernier.

Des contrats publics peu payants

D’emblée, M. Demers, aujourd’hui consultant, est d’accord avec le constat que pose Québec. « Le diagnostic est bon, lance-t-il. Les projets prennent beaucoup trop de temps à démarrer et les prix sont trop élevés. »

« Et la pandémie a le dos large, ajoute-t-il. Les prix dans la construction sont trois fois plus élevés que l’indice des prix à la consommation. Et plus on attend pour construire, plus les prix augmentent… »

Clément Demers observe qu’il ne faut pas s’étonner si les soumissionnaires délaissent les projets publics qui comportent beaucoup de barrières à l’entrée. « Nous sommes dans un marché où il y a moins d’entrepreneurs ainsi qu’une pénurie de main-d’œuvre. »

« Le problème, poursuit-il, c’est que les contrats publics sont à forfait, c’est-à-dire à prix fixe, ce qui laisse bien peu de marge de manœuvre aux soumissionnaires.

« L’entrepreneur doit s’engager à respecter le prix fixé – à condition qu’il n’y ait pas de changements dans les plans et devis –, mais les sous-traitants, eux, peuvent augmenter les prix. Résultat : le soumissionnaire est perdant. »

Ce modèle unique de contrat public est un des effets pervers de la commission Charbonneau, reconnaît Clément Demers.

Dans toutes les politiques bien intentionnées, il y a des effets pervers qu’on n’avait pas vus venir. Je trouve que c’est courageux de la part du gouvernement de vouloir changer les règles.

Clément Demers, urbaniste et architecte

Un pont exemplaire

Si M. Demers salue la volonté du gouvernement d’accélérer le tempo, il comprend toutefois mes inquiétudes à propos de la qualité des constructions qu’on pourrait voir sortir de terre si on tourne les coins ronds.

« Ça va demander un encadrement intelligent, croit-il. L’important, c’est de bien nommer les objectifs. Il ne faut pas baisser la garde sur les principes fondamentaux de qualité. »

Il donne l’exemple du pont Samuel-De Champlain. « Il fallait faire vite et l’idée de lancer un concours d’architecture était considérée par certains comme une perte de temps. » L’idée s’est pourtant avérée excellente. « Le cadre de design était extrêmement précis, explique M. Demers, et les entrepreneurs ne pouvaient soumettre leur projet qu’à l’intérieur de ce cadre. Le résultat est une réussite totale et exemplaire. »

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Le pont Samuel-De Champlain, un exemple de projet exemplaire selon Clément Demers

Quand je lui demande s’il pourrait refaire le Quartier international dans le contexte actuel, Clément Demers n’hésite pas une seconde : « Absolument pas ! », lance-t-il en me citant un exemple pour illustrer son propos. « Aujourd’hui, explique-t-il, le donneur d’ouvrage ne peut plus parler aux fournisseurs, c’est interdit (une règle renforcée par la commission Charbonneau). On comprend que cette règle a pour but d’empêcher le favoritisme, mais elle a aussi des effets néfastes. Un exemple : notre équipe de professionnels connaissait la juste valeur des choses et pouvait se faire expliquer par un fournisseur la justification d’un prix. Cette collaboration permettait de démystifier certains aspects du contrat et de nous ajuster au besoin. Aujourd’hui, les donneurs d’ouvrage opèrent de plus en plus dans une bulle qui les éloigne du monde industriel de la fabrication et de la mise en œuvre des projets publics. »

Miser sur l’industrialisation

Clément Demers est formel : le Québec est une mine d’expertise en architecture, en urbanisme et en gestion de projets. Il est toutefois urgent de s’attaquer à la pénurie de main-d’œuvre en construction.

M. Demers plaide en faveur de l’immigration, mais aussi de la recherche et de l’industrialisation pour compenser cette pénurie.

« Il y a des éléments comme les cuisines et les salles de bains qui peuvent être préfabriqués. Or, quand on a construit le CHUM, on a acheté les salles de bains préfabriquées aux États-Unis car il n’y avait pas de capacité de production au Québec. Aujourd’hui, il y a le volume nécessaire pour en développer. »

Une étape à la fois

M. Demers souhaite que les changements s’opèrent dans la transparence. Il croit au bien-fondé de mener des opérations-pilotes en mode collaboratif entre le privé et le public comme la réfection du toit du Stade, par exemple. « Il faut travailler à livre ouvert, dit-il, afin qu’il n’y ait pas d’enrichissement abusif des entrepreneurs et d’appauvrissement du gouvernement.

« Il faudra aussi un post-mortem, tout aussi transparent, pour tirer des leçons. Et pendant ce temps, on peut réfléchir à la manière de modifier la loi et changer les choses à plus long terme. »

On s’entend, le statu quo n’est plus possible. Mais ce ne sera jamais une excuse pour tourner les coins ronds.

1. Lisez la chronique « Plus vite, moins cher : Québec veut devenir “sexy” », de Maxime Bergeron Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue