Traitez-moi de conservateur si vous le voulez, mais ça me trouble toujours lorsque des politiciens adoptent des méthodes plus dignes de celles de trolls qui pullulent sur le web que de nos mœurs politiques contemporaines.

L’exemple le plus éloquent des dernières années parmi les chefs de partis politiques au Canada, c’est bien sûr Maxime Bernier, qui utilise parfois son compte X comme une arme de destruction massive.

Mais Pierre Poilievre ne donne pas sa place lui non plus.

J’écris d’ailleurs ce texte en raison d’une récente sortie incendiaire : il a traité d’« incompétents », de façon tout à fait gratuite, le maire de Québec et la mairesse de Montréal.

Ces méthodes sont utilisées plus fréquemment ces jours-ci un peu partout au sein des démocraties occidentales et elles sont souvent efficaces.

Mais pourquoi ? Ça s’explique par des facteurs plus traditionnels, mais c’est aussi la conséquence de changements technologiques qui secouent nos sociétés. Suivez-moi jusqu’au bout, j’aborderai, dans l’ordre, les deux enjeux.

Selon Frédéric Boily, professeur de sciences politiques de l’Université de l’Alberta, la récente sortie de Pierre Poilievre relève sans l’ombre d’un doute d’une stratégie politique.

« Je ne pense pas que les conservateurs pensent qu’ils vont gagner des circonscriptions dans la ville de Québec et dans la ville de Montréal », dit-il.

En revanche, traiter d’incompétents les maires des grandes villes peut permettre au chef conservateur d’utiliser la colère pour mobiliser des électeurs potentiels.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre

Il joue ce que j’appelle le populisme protestataire. C’est-à-dire la protestation de monsieur et madame Tout-le-Monde contre les “élites incompétentes”, pour le dire comme Poilievre. Et, donc, Valérie Plante, Bruno Marchand, et compagnie…

Frédéric Boily, professeur de sciences politiques de l’Université de l’Alberta

Il fait aussi remarquer que, dans ce cas précis, Pierre Poilievre « s’appuie beaucoup sur cette distinction classique entre les régions et les grandes villes ».

Les électeurs des régions et des banlieues sont en effet plus susceptibles de voter pour les conservateurs. Le pourcentage d’électeurs progressistes est généralement plus élevé dans les grandes métropoles du pays.

Frédérick Guillaume Dufour, professeur de sociologie de l’UQAM qui s’intéresse de près au phénomène du populisme, décrit lui aussi cette sortie publique comme un savant « calcul » politique de la part de l’équipe Poilievre.

Il me décrit dans le détail les fondements de ce genre de « stratégie de communication » qu’on associe généralement au populisme.

L’idée est de soutenir que la société est divisée entre le peuple et des « élites nécessairement corrompues, qui profitent du système, qui sont déconnectées de la population ordinaire ».

« Ça, c’est sa façon de représenter non seulement le Parti libéral, mais aussi une partie des médias, une partie des scientifiques, une partie des universitaires. Le terme “élite” est donc assez élastique », explique-t-il.

Et cette stratégie est vraisemblablement encore plus efficace avec les électeurs de l’ouest du pays, fait remarquer l’expert.

« Les gens de l’Ouest, en particulier de l’Alberta, sentent vraiment que les politiques fédérales vont à l’encontre de leurs propres intérêts. Et ça remonte à loin. »

Mais il y a autre chose qui a changé et qui rend ces stratégies plus payantes qu’autrefois pour les politiciens qui les utilisent : l’omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies.

« Pourquoi est-ce qu’il y a une acceptabilité sociale aujourd’hui pour ça ? C’est très tentant de répondre que les chambres d’écho sur les réseaux sociaux permettent d’aller jusque-là aujourd’hui », estime Frédérick Guillaume Dufour.

Les politiciens populistes parlent comme on parle sur les réseaux sociaux, mais comme on ne parlerait pas normalement en personne ou dans un média écrit.

Frédérick Guillaume Dufour, professeur de sociologie à l’UQAM

L’internet en général et les réseaux sociaux en particulier alimentent aussi « la défiance contemporaine », comme l’a illustré avec éloquence l’écrivain et conseiller politique Giuliano da Empoli – auteur du Mage du Kremlin – dans un essai intitulé Les ingénieurs du chaos (dont j’ai parlé l’an dernier quand l’animateur américain Tucker Carlson avait commencé à dire qu’il voulait « libérer » le Canada)⁠1.

« Un élément fondamental de l’idéologie de la Silicon Valley est la sagesse des foules : ne vous fiez pas aux experts, les gens en savent plus. Le fait de se promener avec la vérité dans sa poche, sous la forme d’un petit appareil brillant et coloré sur lequel il suffit d’exercer une légère pression pour obtenir toutes les réponses du monde, nous influence inévitablement », écrit-il.

Par ailleurs, nous sommes devenus notoirement plus impatients, allègue l’écrivain.

« Google, Amazon et Deliveroo [entreprise britannique de livraison de plats cuisinés] nous ont accoutumés à ce que nos attentes soient comblées avant même que nous les ayons complètement formulées. Pourquoi la politique devrait-elle être différente ? Comment est-il encore possible de tolérer les rituels dilatoires et inefficaces d’une machine gouvernée par des dinosaures imperméables à n’importe quelle sollicitation ? »

Et « impatience » rime souvent avec « ras-le-bol », comme l’illustre Frédéric Boily.

L’expert, qui est bien placé – en Alberta – pour analyser la grogne des électeurs à l’égard d’Ottawa, affirme que le ras-le-bol actuel est la suite de celui qui s’est manifesté pendant la crise sanitaire.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

La crise du logement – raison pour laquelle Pierre Poilievre a traité des maires d’incompétents – est aujourd’hui loin d’être le seul motif d’irritation.

On assiste aujourd’hui à ce qu’il appelle une « exaspération post-COVID ».

Et la crise du logement – raison pour laquelle Pierre Poilievre a traité des maires d’incompétents – est aujourd’hui loin d’être le seul motif d’irritation.

« Tout le problème avec les passeports, les aéroports, etc., a fait en sorte de disséminer chez monsieur et madame Tout-le-Monde l’idée qu’il y avait de l’incompétence. On dirait qu’il y a quelque chose qui ne marche pas, que le Canada est brisé », dit-il.

Il cite aussi, bien sûr, la question du coût de la vie, « fonds de commerce » du chef conservateur.

En somme, les politiciens qui s’amusent à jouer aux trolls ont trouvé plusieurs bons filons à exploiter. Et on risque fort, hélas, de ne pas voir cette tendance disparaître de sitôt.

Ni ici ni ailleurs.

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