En mars dernier, dans le cadre de la rubrique « Un café avec », j’ai interviewé la Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal. À la question « Qui souhaiteriez-vous réunir autour d’une table ? », elle a répondu : Louise Arbour, Pauline Marois et Françoise David ⁠1.

Nous l’avons prise au mot. Ce qui m’a d’abord semblé être l’ascension de l’Everest fut un long fleuve tranquille. En trois coups de cuillère à pot, tout s’est organisé.

La rencontre a eu lieu le mois dernier dans un salon de la Brasserie 701 de l’hôtel Place d’Armes. D’emblée, les quatre femmes ont convenu d’abandonner le vouvoiement. Mylène Drouin, chargée de mener la discussion, est arrivée avec un ambitieux plan d’entrevue qui aurait pu retenir ses invitées pendant deux jours.

Je la sens un peu nerveuse, mais surtout très heureuse. Les trois femmes qu’elle rencontre pour la première fois sont des figures inspirantes, des modèles de détermination et de courage. C’est pour cela qu’elle souhaite les entendre.

L’intervieweuse d’un jour veut d’abord savoir quel a été l’élément déclencheur qui a fait que ces femmes ont eu envie, un jour, de s’engager dans de multiples causes grâce à la politique, le militantisme ou le droit.

Pauline Marois brise la glace. « Je crois que ça part des confrontations que j’ai eues, adolescente, avec les milieux bourgeois. Je venais d’un milieu ouvrier avec des parents exceptionnels. J’étudiais au collège Jésus-Marie à Québec [que Mylène Drouin a aussi fréquenté] où il y avait des filles de toutes les classes sociales. Ce fut un choc brutal et le début de mon engagement. Ça m’a donné le goût de me battre pour l’égalité des chances. »

Françoise David fait alors la démonstration que les apparences sont souvent trompeuses. « Mon histoire est à la fois la même que Pauline et l’inverse. Je viens d’un milieu bourgeois [elle est la fille du cardiologue et ancien sénateur Paul David et la petite-fille de l’homme politique Athanase David]. Mais à l’école, j’étais du genre à faire des discours pour demander aux filles de ramasser de la bouffe pour ceux qui n’avaient rien à manger. Pauline a eu à traverser des difficultés que je n’ai pas connues. Je le dis souvent, j’ai eu toutes les chances. »

Tout comme Pauline Marois, Françoise David a d’abord emprunté la voie du travail social et communautaire. « Je travaillais dans le Centre-Sud et je ne disais pas de quel milieu je venais. Une femme du quartier qui suivait l’actualité m’a dit un jour : “Françoise, tu vas arrêter de nous cacher que tu viens d’Outremont, on le sait. Et tu vas arrêter de mettre des jeans troués. Ce n’est pas parce que tu travailles dans un quartier pauvre que tu dois avoir l’air pauvre, on a notre dignité.” Quelle leçon j’ai reçue. »

Louise Arbour a grandi au sein d’une famille « éclatée ». Ses parents ont divorcé à une époque où il fallait une permission du Parlement fédéral. Comme les collèges classiques pour filles étaient privés, sa mère lui a d’abord fait passer des tests d’aptitude. « Elle voulait être sûre de son coup, dit l’ex-juge de la Cour suprême. À un moment donné, elle ne pouvait plus me payer mes cours de musique. Alléluia ! Je haïssais tellement ça. Manquer d’argent a du bon parfois. »

Mylène Drouin est visiblement ravie d’entendre les propos de ses trois invitées qui ne cessent de se découvrir des points communs, comme celui d’avoir fait partie de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). « J’aurais préféré faire partie de la Jeunesse ouvrière chrétienne [dans les années 1960, la JOC était considérée comme plus à gauche], ajoute Louise Arbour. La petite bourgeoisie catholique, ce n’était pas mon fit. »

Des femmes inspirées par des femmes

Au bout d’une quinzaine de minutes, il devient clair que la découverte précoce des inégalités sociales a profondément marqué ces femmes. À cela s’ajoute la forte influence d’un environnement féminin. « Celle qui a le plus compté est ma mère, dit Françoise David. Elle était très catholique et me parlait du message social de l’Évangile. Elle me répétait qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »

Louise Arbour a grandi presque exclusivement avec des femmes. « Je n’ai jamais douté de la compétence des femmes, car j’ai d’abord été entourée de femmes compétentes. Le seul homme à mon collège était le prof de chimie. Quand je suis arrivée à la faculté de droit et que j’ai vu les gars de Brébeuf, j’ai fait : Ouch ! »

L’entrée à peine servie, le sujet du féminisme fait glisser le groupe sur celui du film de l’été : Barbie !

Le choc du « patriarcat ordinaire », Louise Arbour l’a retrouvé dans ce film qu’elle a adoré. « Je ne l’ai pas vu, j’ai manqué de courage », dit Françoise David. « Je veux absolument le voir, car j’ai entendu toutes sortes de commentaires très intéressants », ajoute Pauline Marois.

La discussion sur Barbie enflamme ces quatre féministes. La scène est à la fois amusante et surréelle !

1. Lisez notre entretien avec la Dre Mylène Drouin publié en mars dernier

Qui est à table ?

Louise Arbour

Après des études en droit, Louise Arbour devient clerc pour le juge Louis-Philippe Pigeon à la Cour suprême du Canada et enseignante à la Osgoode Hall Law School de Toronto. En 1987, elle devient la première femme francophone à siéger à la Cour suprême de l’Ontario (aujourd’hui la Cour supérieure de l’Ontario). En 1996, elle est nommée par le Conseil de sécurité des Nations unies procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Nommée par Jean Chrétien en 1999 à la Cour suprême du Canada, elle siège jusqu’en 2004, année où elle devient haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Elle démissionne en 2008.

Françoise David

Le baccalauréat en service social qu’obtient Françoise David en 1972 l’amène à travailler d’abord dans ce domaine. En 1987, elle devient coordonnatrice du Regroupement des centres de femmes du Québec avant d’être élue présidente de la Fédération des femmes du Québec en 1994. L’année suivante, elle organise la Marche des femmes contre la pauvreté Du pain et des roses. En 2004, elle fonde le parti Option citoyenne. Sa fusion deux ans plus tard au parti L’union des forces progressistes mène à la création de Québec solidaire. Françoise David et Amir Khadir en sont les co-porte-parole. En 2013, elle est élue députée dans Gouin, puis réélue en 2014. Elle quitte la scène politique en 2017.

Pauline Marois

Pauline Marois étudie en service social à l’Université Laval à la fin des années 1960. Elle est élue députée pour la première fois en 1981 sous le gouvernement péquiste de René Lévesque. Après une défaite en 1985, elle est réélue en 1989 dans la circonscription de Taillon, un siège qu’elle occupera pendant 17 ans. Au cours de sa carrière comme ministres, elle dirige neuf ministères (Condition féminine, Main-d’œuvre et Sécurité du revenu, Éducation, Famille, Santé et Services sociaux, etc.). De 2007 à 2014, elle est cheffe du Parti québécois. En 2012, elle mène le parti au pouvoir. Elle devient la première femme à occuper le poste de premier ministre du Québec. Elle déclenche des élections générales après 18 mois et, à la suite de sa défaite, quitte ses fonctions de chef du parti.

La Dre Mylène Drouin

Mylène Drouin termine sa formation en médecine à l’Université de Sherbrooke en 1996. Elle effectue ensuite un séjour de quelques mois en Guinée-Bissau à titre d’agente de recherche pour un projet de vaccination infantile et de dépistage du VIH. Elle entame sa spécialisation en santé publique à l’Université de Montréal en 1997, puis est nommée chef médicale à la Direction régionale de santé publique de Montréal en 2008. En 2018, elle devient la première femme nommée à la Direction régionale de santé publique de Montréal. En 2020, elle est propulsée dans l’espace public avec la pandémie de la COVID-19.