À l’occasion, Dialogue invite une personnalité à faire connaître son point de vue sur un enjeu ou une question qui nous touche tous. La journaliste et animatrice Noémi Mercier s’intéresse aujourd’hui aux données statistiques du dernier recensement canadien et à ses implications identitaires.

Il s’est produit quelque chose de curieux entre les deux derniers recensements de la population canadienne. Le nombre de personnes qui s’identifient comme Québécoises d’origine a quintuplé !

Pardon ? L’identité québécoise, dont l’extinction redoutée justifie de plus en plus de politiques, alimente de plus en plus de discours, loin de battre en retraite, aurait fait un bond de géant en cinq ans ?

J’ai trébuché par hasard sur cette donnée, enfouie dans une publication sur la diversité ethnoculturelle au pays ⁠1. En cherchant à comprendre de quoi il retourne, j’ai plongé dans une quête statistico-existentielle qui m’a amenée à repenser la notion même d’identité – celle qui occupe une place grandissante dans le débat public, et celle, plus intime, avec laquelle je jongle dans mon for intérieur.

La manière dont on se raconte d’où l’on vient et les épithètes qu’on choisit pour affirmer qui l’on est sont éminemment personnelles. Elles sont aussi malléables. Elles évoluent continuellement selon le milieu dans lequel on baigne, le climat sociopolitique et même la façon dont la question nous est posée.

Permettez-moi un détour par la petite histoire de l’identité « canadienne », fort instructive à cet égard.

Longtemps, la part de la population qui revendiquait des origines canadiennes était si infime que Statistique Canada ne la comptabilisait même pas. La majorité des citoyens continuaient de se référer à leurs racines européennes, même si elles remontaient à la colonisation. Le vent a tourné au début des années 1990. D’un maigre demi-pour cent lors du recensement de 1986, la proportion de « Canadiens d’origine » a grimpé à… 31 % en 1996, puis à plus de 40 % en 2001, avant de redescendre autour d’un tiers lors des cycles suivants ⁠2.

Contexte et détail technique

Deux facteurs ont pu éveiller cet élan identitaire, selon les spécialistes qui l’ont décortiqué⁠3. D’abord, le contexte sociopolitique : devant la perspective d’une société de plus en plus métissée, et vu la montée du mouvement souverainiste consécutive à l’échec de l’accord du lac Meech, davantage de Canadiens ont voulu manifester leur adhésion à une nation commune. (Un quotidien de droite a même organisé, en 1991, une campagne intitulée « Count Me Canadian ! » pour inciter les gens à se déclarer « canadiens » dans le recensement.) Puis, une subtilité méthodologique a aussi changé le cours des choses : à partir de 1996, le mot « Canadien » est apparu dans la liste d’origines citées en exemples dans le formulaire. Les conditions étaient réunies pour qu’un plus grand nombre se reconnaisse dans cette étiquette, et l’adopte pour se définir.

Il y a peut-être de ça, aussi, derrière la soudaine multiplication du nombre de « Québécois d’origine » : un contexte nouvellement favorable à l’expression de la « fierté » québécoise ⁠4, jumelé à un détail technique.

En 2021, Statistique Canada a remplacé les exemples qui étaient inclus directement dans le questionnaire (on jugeait qu’ils orientaient les réponses) par un hyperlien donnant accès à une liste de 500 origines possibles. Parmi celles-ci figurait le mot « québécois », qui n’avait jamais auparavant été proposé comme exemple. Tout à coup, presque 1 million de personnes se sont saisies de cette appellation ; cinq ans plus tôt, elles étaient moins de 200 000. Et c’est ainsi que « Québécois » s’est hissé au troisième rang des origines les plus souvent citées au Québec, derrière « Canadien » et « Français ». En 2016, elle n’était que la huitième⁠5.

Pour moi, s’il y a une conclusion à tirer de ces données changeantes, c’est que notre conception de l’identité est bien étroite, bien rigide. J’aime croire que l’identité n’est ni un fossile ni un carcan. Elle est poreuse et souple, sensible aux circonstances, ouverte aux quatre vents.

Ethnicité

Je n’étais pas au bout de mes surprises dans ma quête statistico-identitaire. Si certains repensent leurs origines, d’autres se ravisent à propos de leur ethnicité, c’est-à-dire le fait d’appartenir à la majorité blanche ou à une minorité visible. Il y a quelques années, deux chercheuses ont entrepris de comparer les réponses qu’ont fournies 1 million d’adultes dans deux recensements successifs, en 2006 et 2011. En l’espace de cinq ans, presque un Canadien sur dix avait changé de groupe ethnique ⁠6 !

Les personnes mixtes étaient les plus susceptibles de changer d’avis. Souvent, après avoir coché deux cases en 2006, elles n’en retenaient qu’une des deux en 2011, ou vice versa. Par exemple, 57 % des gens qui se sont déclarés « Blancs et Noirs » une année ont offert une réponse différente l’autre année ; 80 % de ceux qui se sont dits « Blancs et Latinos » et 81 % de ceux qui se sont dits « Blancs et Arabes » ont aussi modifié leur réponse entre les deux recensements.

Leur choix dépendait notamment de leur lieu de résidence : les gens avaient tendance à épouser l’ethnicité de leurs voisins.

Ainsi, quelqu’un né d’un père blanc et d’une mère noire sera plus porté à se décrire comme noir s’il vit dans un secteur où d’autres ont cette couleur de peau. L’identité n’existe pas en vase clos ; on a parfois besoin du miroir des autres pour la reconnaître en soi.

On fait tous l’expérience de ces fluctuations lorsqu’on voyage : on peut se sentir plus montréalais que jamais à Baie-Comeau, résolument québécois à Toronto et foncièrement canadien au Texas. Chez les gens qui vivent à cheval entre plusieurs cultures, ces va-et-vient peuvent même être quotidiens.

Une professeure de l’UQAM spécialisée en psychologie interculturelle, Marina Doucerain, a demandé à une centaine de personnes issues de l’immigration de consigner, dans un journal de bord, les allégeances culturelles qui les habitaient à divers moments de la journée. Les volontaires se sont attribué en moyenne cinq identités distinctes (comme « Montréalais », « Asiatique » ou « Sino-Canadien »), et ils alternaient de l’une à l’autre en fonction de leur interlocuteur, du lieu où ils se trouvaient ou de ce qu’ils étaient en train de faire⁠7.

Pour Marina Doucerain et d’autres spécialistes de cette école de pensée, il n’y a rien à déplorer ici. Ces allers-retours ne sont pas forcément le signe d’une intégration inachevée ou d’une ambivalence à corriger. À leurs yeux – et j’avoue que cette idée m’est d’un grand réconfort –, c’est plutôt le reflet de la nature même de l’identité. Une valse perpétuelle entre différentes partitions, qui se chevauchent et s’entrecoupent et se recomposent, sans pour autant s’effacer.

Comment on mesure l’identité

Statistique Canada s’y prend indirectement pour mesurer l’identité. Le recensement ne nous demande pas de dire à quelle culture on a le sentiment d’appartenir ou à quelle communauté on est le plus attaché, par exemple. On nous invite plutôt à nommer « les origines ethniques ou culturelles de nos ancêtres ».

Cette question en apparence simple laisse à chacun énormément de latitude pour décrire son héritage culturel. Les « origines » peuvent faire référence à des pays, des régions, des nations autochtones ou des religions, et on peut fournir jusqu’à six réponses. Est-ce qu’un Québécois francophone, descendant des premiers colons de la Nouvelle-France, né en Gaspésie de parents acadiens, disons, inscrira de préférence « Canadien », « Français », « Canadien français », « Québécois », « Gaspésien » ou « Acadien » ? Toutes ces réponses sont valables, seules ou en combinaison, générant des centaines de configurations possibles.

Une autre question porte sur l’ethnicité. On peut cocher autant de désignations qu’on juge applicables parmi les 11 suivantes : Blanc, Sud-Asiatique, Chinois, Noir, Philippin, Arabe, Latino-Américain, Asiatique du Sud-Est, Asiatique occidental, Coréen ou Japonais. On peut aussi choisir « autre groupe » et préciser duquel il s’agit. (Les Autochtones sont exclus de cette catégorisation et n’ont pas à répondre à la question.)

1. Consultez l’article « Le recensement canadien, un riche portrait de la diversité ethnoculturelle et religieuse au pays » sur le site web de Statistique Canada

2. Ces chiffres incluent ceux qui se disent Canadiens « tout court » et ceux qui se déclarent Canadiens en combinaison avec d’autres origines.

3. Consultez une étude de Canadian Studies in Population (en anglais) 4. Lisez la chronique « La fierté en question »

5. L’origine canadienne, qui occupait auparavant une place privilégiée dans le questionnaire, s’est retrouvée noyée dans une liste de centaines d’autres. Résultat : en 2021, la proportion de répondants s’identifiant comme canadiens a fondu de moitié, à 16 %.

6. Consultez l’étude « Churning races in Canada : Visible minority response change between 2006 and 2011 » (en anglais) 7. Consultez une étude de l’International Journal of Intercultural Relations (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue