On parle beaucoup de l’omniprésence des écrans dans nos vies ces jours-ci. Comme si on réalisait (enfin !) que la situation est devenue intenable, en particulier pour les enfants. C’est documenté, nos jeunes bougent moins, jouent moins à l’extérieur et passent plus de temps seuls devant un écran. Et si on rationnait leur utilisation ? Nos chroniqueurs en discutent.

Nathalie Collard : En France, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, propose de limiter l’internet à 3 Go par personne par semaine⁠1. En Angleterre, le journal The Guardian a lancé un programme pour réduire le temps d’écran : 100 000 personnes se sont inscrites et, jusqu’ici, ont réduit leur temps d’écran de 40 % en moyenne⁠2. Au Québec, le Parti québécois, qui propose plusieurs mesures, presse le gouvernement de sortir les écrans des salles de classe. Il semble qu’on prenne enfin conscience des dégâts causés par le temps (trop long) passé devant les écrans, surtout chez les enfants. Faudrait-il légiférer pour protéger les gens d’eux-mêmes ? Je trouve ça un peu excessif, mais en même temps, sans balises, on dirait qu’on est incapables de s’autodiscipliner. Qu’en penses-tu ?

Alexandre Sirois : Me vient en tête, en te lisant, la devise associée aux géants de la Silicon Valley comme Facebook (aujourd’hui Meta) et Google : « Bouger vite, briser des choses ». Cette approche leur a permis de modifier nos sociétés en profondeur en l’espace de quelques années. À leurs yeux : un succès, très certainement. Mais on réalise maintenant que parmi ce qu’ils brisent, il y a… des vies. En début d’année, les dirigeants de Meta, X, TikTok, Discord et Snap ont passé un mauvais quart d’heure au Congrès américain lorsqu’ils ont dû s’expliquer sur leur « échec à protéger les enfants sur l’internet ». Y a-t-il quelqu’un qui a été convaincu par leur mea culpa ? Pas moi. Bref, la première partie de ma réponse à ta question, c’est qu’il faut commencer par responsabiliser ces entreprises. Mettre de l’ordre au Far West.

Nathalie Collard : Bien d’accord avec toi. Ces entreprises ont une responsabilité sociale et un devoir de se comporter en bon citoyen corporatif. Est-ce qu’on réussira à remettre le dentifrice dans le tube ? Je ne suis pas certaine, mais ça vaut la peine d’essayer. Parallèlement à cela, il faut nous responsabiliser nous aussi. Notre collègue Patrick Lagacé a signé des chroniques récemment dans lesquelles il aborde le sujet de nos vies de fous. Il a entre autres donné la parole au pédiatre Jean-François Chicoine⁠3. Ça fait des années que le DChicoine tire la sonnette d’alarme à propos des écrans, mais on dirait que le « timing » est meilleur aujourd’hui et que son discours porte davantage. En attendant que les géants du web adoptent des comportements plus responsables, je pense que les parents n’auront pas le choix, ils vont devoir jouer les « bad cops » et imposer des limites : à eux-mêmes d’abord, puis à leurs enfants.

Alexandre Sirois : J’aime l’ordre dans lequel tu présentes ça : d’abord les parents et ensuite les enfants. On a tendance à braquer nos projeteurs sur les comportements des plus jeunes. Et c’est parfaitement normal : ils sont plus vulnérables. Mais les parents doivent aussi se responsabiliser. J’ai l’impression qu’en tant qu’adultes, et je suis du nombre, on sous-estime l’importance de s’imposer des limites. J’ai même une preuve ! La semaine dernière, un sondage a frappé mon imagination. Aux États-Unis, 46 % des ados de 13 à 17 ans interrogés par le Pew Research Center ont dit que leurs parents étaient « parfois ou souvent distraits » par leurs téléphones pendant leurs conversations avec eux. Brillante idée : ils ont aussi posé la question aux parents de ces ados. Et seuls 31 % ont admis qu’ils se laissaient distraire lorsqu’ils discutaient avec leurs enfants. Tu as raison, on a beaucoup de mal à s’autodiscipliner. N’empêche que je n’arrive pas à admettre que la solution est de s’en remettre à l’État pour limiter notre utilisation de l’internet.

Nathalie Collard : C’est extrême, je le reconnais. Mais je ne vois plus d’autres options. En lisant sur le sujet, je suis tombée sur des dizaines et des dizaines de documents dans lesquels on trouve plein de conseils pour mieux encadrer l’utilisation des écrans sans pour autant diaboliser la technologie. Mais qui lit ces documents ? Qui écoute les conseils des experts ? L’autre problème, c’est que les écrans peuvent créer une dépendance. Face à eux, nous avons des comportements d’accros qui reviennent toujours pour une autre dose. On n’a pas encore parlé des réseaux sociaux dont l’architecture est justement conçue pour qu’on y revienne encore et encore. Alors je me dis que si on interdit la vente d’alcool et de tabac aux jeunes de moins de 18 ans parce qu’on sait que ces substances sont néfastes pour eux, peut-être est-il temps d’adopter la même approche pour les écrans ?

Alexandre Sirois : Certains pourraient sursauter en voyant que tu compares les écrans à l’alcool et au tabac. Pas moi. Les créateurs des réseaux sociaux ont créé un monstre qui manipule nos cerveaux. Rationner ? Il me semble difficile de concilier une telle proposition avec la nature de nos démocraties libérales. Mais encadrer, oui, c’est capital. Le statu quo est intenable. Certains États ont déjà pris le taureau par les cornes, d’ailleurs. La Floride vient tout juste d’adopter une loi qui cherche à empêcher les jeunes de moins de 14 ans d’avoir accès aux réseaux sociaux en durcissant les pénalités à l’endroit des géants du numérique. Et pour les ados de 14 et 15 ans, l’accord des parents sera nécessaire. Au total, les élus d’une trentaine d’États américains tentent de légiférer cette année pour encadrer l’impact des réseaux sociaux sur les enfants. Mais ça ne suffira pas. Il faudra bien, un jour, que les élus d’ici et d’ailleurs osent réglementer les algorithmes des géants du numérique. L’heure est venue de rendre les réseaux sociaux moins toxiques.

1. Lisez le texte « Najat Vallaud-Belkacem : “Libérons-nous des écrans, rationnons internet !” » sur le site du Figaro 2. Lisez le texte « “I’m back !” : how Guardian readers reclaimed their brains and cut their screen times by 40 % » (en anglais) 3. Lisez la chronique de Patrick Lagacé « Nos vies de fou » Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue