Ils teintent notre vision du monde et de l’actualité. Dictent nos actions en douce. Et permettent aux politiciens et groupes de pression de mieux nous influencer. Ces ratés du cerveau – appelés biais cognitifs – ont été identifiés par dizaines. Jusqu’à vendredi, Dialogue lève le voile sur certains des plus troublants d’entre eux et montre comment atténuer leur emprise.

Émilie Gagnon-St-Pierre et Cloé Gratton n’étudient pas l’astrophysique dans leur laboratoire. Ni la génétique ou la biologie moléculaire. Mais leurs interlocuteurs se montrent parfois ébahis lorsqu’elles relatent leurs recherches.

Depuis cinq ans, les deux doctorantes en psychologie cognitive se passionnent pour les biais. Ces raccourcis de pensée automatiques et involontaires, qui brouillent notre perception de la réalité, nos choix et notre jugement. Et peuvent ainsi avoir de lourdes répercussions. Erreurs, conflits, injustices, radicalisation…

« N’importe qui – un enseignant, un médecin, un juge, un employeur – peut être victime de biais sans s’en rendre compte. Ils peuvent influencer nos décisions et nos gestes dans tous les domaines », prévient Émilie Gagnon-St-Pierre, affiliée au Laboratoire des processus de raisonnement de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

« Vu leur impact, les connaître est très important. Ils sont omniprésents et bien ancrés. Plein d’études permettent de les mesurer et de les prédire. Mais on a réalisé que les gens autour de nous ne le savent pas. Et que beaucoup trouvent même ça difficile à croire ! »

PHOTO FOURNIE PAR CLOÉ GRATTON ET ÉMILIE GAGNON-ST-PIERRE

Cloé Gratton et Émilie Gagnon-St-Pierre, cofondatrices du guide virtuel sur les biais cognitifs Raccourcis et doctorantes en psychologie cognitive à l’Université du Québec à Montréal

S’estimer objectif – ou plus objectif qu’autrui – est un mirage si répandu qu’il porte son propre nom : biais d’angle mort. Il démontre que des œillères empêchent bon nombre d’entre nous d’interpréter la réalité de manière impartiale et rationnelle. Et que l’humilité intellectuelle est de mise.

Les gens pensent : “Je ne peux pas avoir fait de la discrimination, puisque je veux que les choses soient équitables.” Mais c’est un mythe très dommageable ! Ça revient à déclarer : “Je ne peux pas tomber malade parce que j’ai un bon système immunitaire !” Nos préjugés sont inconscients.

Émilie Gagnon-St-Pierre, doctorante à l’Institut des sciences cognitives de l’UQAM

« On doit absolument prendre conscience des limites de notre cerveau. Ça devrait faire partie de l’enseignement de base. »

Une solution clés en main

Pour ouvrir la voie, Émilie Gagnon-St-Pierre et Cloé Gratton ont lancé, en 2020, un « guide pratique des biais cognitifs » gratuit, vulgarisé et bilingue, qu’elles ont baptisé Raccourcis⁠1. Une trentaine de spécialistes en psychologie, en philosophie et en neuroscience y ont collaboré avec enthousiasme à partir du Canada et de la France.

On nageait alors en pleine pandémie. Les théories du complot abondaient. Et le guide a vite attiré l’attention.

Les gens du public ressentaient le besoin de comprendre comment des proches ou des connaissances pouvaient analyser des informations identiques de façon complètement différente d’eux.

Émilie Gagnon-St-Pierre, doctorante à l’Institut des sciences cognitives de l’UQAM

Comment notre cerveau, si puissant, peut-il s’avérer si traître ? La réponse est simple : au début de l’humanité, les raccourcis de pensée se révélaient utiles, parfois même cruciaux. Car les premiers humains devaient réagir rapidement face aux dangers. Réaliser des déductions hâtives, basées sur d’infimes indices, a assuré leur survie.

Et faire preuve de partialité les a aidés à tisser des liens et à unir leurs forces.

Encore de nos jours, analyser chaque information serait souvent beaucoup trop long et énergivore. « Emprunter des raccourcis est une faculté extraordinaire, qui nous permet d’être efficaces. C’est comme une solution clés en main », résume Émilie Gagnon-St-Pierre.

De grands besoins à assouvir

Bien que commodes, les raccourcis de pensée sont loin d’être infaillibles. De nombreuses situations exigent une réflexion plus approfondie et détachée.

L’urgence, le manque d’information, certains traits de personnalité et les émotions fortes nous en détournent, indique Mme Gagnon-St-Pierre. Mais ces pièges n’ont pas un impact identique en toutes circonstances. Et différents biais affectent différents êtres.

Une personne déprimée sera, par exemple, moins susceptible de surestimer ses capacités. Mais sa vision risque d’être déformée dans l’autre sens.

Dans bien des cas, notre cerveau nous dupe surtout pour assouvir des besoins fondamentaux.

« Penser “si je réussis, c’est grâce à moi, mais si j’échoue, ce n’est pas ma faute” préserve notre estime de soi », illustre Émilie Gagnon-St-Pierre, pour décrire le biais de complaisance.

Certains blâment aussi les victimes aux prises avec des malheurs horribles. Ils se disent que chacun reçoit ce qu’il mérite, parce que penser que ça peut arriver à n’importe qui et qu’on n’a aucun contrôle est trop insécurisant.

Émilie Gagnon-St-Pierre, doctorante à l’Institut des sciences cognitives de l’UQAM

Les victimes d’agression sexuelle sont fréquemment malmenées par ce biais, appelé « illusion du monde juste », qui provoque, par exemple, des commentaires insensibles au sujet de leur habillement lors du drame.

L’intolérance à l’incertitude et à l’ambiguïté nous nuit aussi, ajoute Cloé Gratton. « On préfère souvent prendre des décisions approximatives, alors qu’on devrait idéalement suspendre son jugement, parce qu’on est pressé de régler la situation, d’arriver au dénouement. Être laissé “entre deux” provoque de l’anxiété. L’humain a besoin de fermeture cognitive. »

Les informations incompatibles avec nos convictions et nos actions génèrent aussi un inconfort majeur, qui nous pousse à ignorer, oublier ou considérer comme peu crédible ce qui nous dérange. Alors que nous nous empressons de lire et de retenir tout ce qui conforte nos idées.

Ce genre de réflexes alimente des dialogues de sourds et cause d’innombrables clivages et blocages politiques.

D’autres biais préservent plutôt notre tranquillité en nous gardant dans l’inaction. Comme le dénonce le film Don’t Look Up, avec ses personnages qui préfèrent tout croire, sauf l’annonce de la destruction imminente de la Terre par une gigantesque comète (symbole hollywoodien des changements climatiques).

Une responsabilité collective

Sommes-nous donc condamnés à nous montrer déraisonnables ? « L’éducation peut généralement réduire le risque d’être biaisé, mais on ignore si c’est vrai pour tout et dans tous les contextes », affirme Émilie Gagnon-St-Pierre.

Le sujet semble en tout cas très populaire en librairie, où les titres se multiplient : Votre cerveau vous mène en bateau ! ; Pourquoi votre cerveau n’en fait qu’à sa tête ; Votre cerveau vous joue des tours ; Méfiez-vous de votre cerveau ; Vous allez commettre une terrible erreur !, etc.

Connaître nos vulnérabilités ne nous empêche pas toujours d’y succomber, affirme toutefois Mme Gagnon-St-Pierre. C’est pourquoi les scientifiques érigent des remparts pour éviter que leur cerveau les trompe. Lors des essais dits « en double aveugle », ils ignorent, tout comme les patients, qui reçoit un placebo plutôt que le médicament testé. Sans quoi, leurs attentes risqueraient de fausser les conclusions.

Les deux éditrices du guide des biais cognitifs souhaitent que d’autres milieux imaginent ou renforcent leurs propres filets de sécurité intellectuelle.

« Puisqu’on ne se rend pas compte de nos erreurs, on a besoin de systèmes externes pour nous protéger et changer les pratiques, plaide Mme Gagnon-St-Pierre. Ça ne peut pas être une responsabilité individuelle. »

Consultez le guide pratique des biais cognitifs Raccourcis Lisez « Réduire l’emprise des biais en 10 étapes » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

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