Accablée d'épineux défis économiques et d'une poussée du nationalisme ethnique, l'Union européenne, actuellement sous la présidence d'une Grèce dont la population est fortement eurosceptique, se cherche une seconde jeunesse. Dans ce contexte, son bras de fer forcé avec la Russie pourrait avoir de lourdes conséquences, pour le meilleur ou pour le pire.

Mais avant tout, constatons que sur le plan symbolique, l'UE célèbre en 2014 deux anniversaires à la signification ambiguë. Tout d'abord, il y a 1200 ans s'éteignait Charlemagne. Rassemblant sous son glaive impérial une bonne partie des terres constituant l'Europe, il est parfois considéré comme le père de celle-ci. Cependant, l'unité de son empire ne résista pas longtemps à sa disparition.

Bref, un anniversaire de mauvais augure? En tout cas, l'Europe actuelle semble très loin de s'abreuver à nouveau, comme à une fontaine de jouvence, aux sources morales ayant cimenté son unité il y a 12 siècles. Car dans l'esprit de Charlemagne, la paix terrestre assurant l'unité de l'empire était inextricablement liée à la paix surnaturelle, donnée par Dieu. Il s'agissait donc d'instaurer un régime de chrétienté, de construire la «Cité de Dieu».

Or un tel projet politico-religieux n'est plus possible aujourd'hui. L'hydre bruxelloise n'a plus le coeur à la transcendance. Bien que ses 28 têtes soient toutes baptisées, elle ne reconnaît pas officiellement son ascendance chrétienne. On sait à quel point Benoît XVI en était scandalisé, jugeant que l'Europe perdait ainsi son âme.

Rationalité économique

Qu'on soit d'accord ou non avec le pape émérite, il demeure que le «modèle Charlemagne» n'est plus qu'une page d'histoire. Ce qui nous amène au second anniversaire: le centenaire du premier des deux conflits mondiaux, au terme desquels les dirigeants d'Europe réfléchirent aux moyens d'empêcher le retour de pareilles folies sanglantes. Puisque des pays entretenant des relations marchandes intenses n'ont guère intérêt à se faire les gros yeux, une alliance économique fut décrétée comme le meilleur moyen d'assurer la paix.

Ainsi, l'UE sait que ses sources morales se trouvent au plus profond de l'abîme de destruction des deux grandes guerres. De leur tréfonds jaillit un «jamais plus» que la modernité européenne, malgré sa nature oublieuse du passé et ses penchants pour la rupture, doit faire l'effort d'actualiser courageusement selon les circonstances.

Or rien n'est moins simple, car en pratique, cet aspect moral fondateur est aujourd'hui bien enfoui sous les chiffres. La rationalité économique règne sans partage alors qu'elle n'était au départ qu'un moyen au service de la paix.

L'engourdissement européen se manifeste clairement ces derniers temps, alors que le président Poutine commet aux frontières de l'UE des actes qui rappellent ceux ayant déclenché les deux grandes guerres. Incapables de canaliser leurs tensions pour montrer un front uni à un dangereux provocateur, les populations de l'UE se montrent finalement assez peu concernées.

Fait suggestif: une forte majorité d'Allemands condamne les sanctions contre la Russie. Pour éviter un embrasement? Plutôt parce que leur portefeuille est concerné. En fait, les Allemands, contrairement à que laisse entendre Berlin, ne semblent guère se préoccuper de l'Ukraine, un autre pays pauvre qu'ils devront allaiter. Plus de 55% d'entre eux se disent peu concernés par le sort de la Crimée.

Bref, Poutine, champion de la realpolitik, a bien compris que l'UE repose, à l'heure actuelle, trop exclusivement sur un socle économique pour qu'elle ait les moyens de s'aventurer trop loin dans une opposition soutenue si celle-ci lui coûte cher. Il prend finalement peu de risques en jouant dans les failles de l'armure européenne.

Quant à l'UE, elle sortira affaiblie du conflit si elle ne tire pas les leçons de son histoire: s'unir autour de sources morales communes peut exiger des sacrifices, mais ceux-ci en valent la peine, car sinon, la barbarie s'installe durablement.

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