Avant les années 2010, l’expression en vogue était l’« Asie-Pacifique », comprise comme l’incarnation de la Pax Americana en Asie. Or, la dernière décennie a été marquée par d’importants bouleversements qui ont mené à une redéfinition conceptuelle de cet espace : l’Asie-Pacifique est tranquillement remplacée par l’« Indo-Pacifique ». Le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et l’Union européenne ont tous établi une stratégie indo-pacifique avant que le Canada ne fasse tout récemment de même.

La montée en puissance de la Chine explique en bonne partie cette redéfinition. En 2013, elle annonçait le déploiement de sa ceinture économique de la route de la soie, projet regroupant aujourd’hui 147 États, et dont les objectifs sont multiples : développement économique, augmentation des échanges, mais aussi utilisation du renminbi (devise chinoise) pour concurrencer le dollar étatsunien.

Cette « bienveillance » commerciale de la Chine est toutefois teintée d’une escalade de tensions sur plusieurs fronts : Taiwan, Hong Kong, le Xinjiang, le Tibet, la mer de Chine, les frontières sino-bhoutanaise et sino-indienne, toutes sont des zones où la diplomatie chinoise agressive dite du « loup combattant » engendre des crises géopolitiques, économiques, antidémocratiques et, trop souvent, humanitaires.

Additionnés au comportement belliqueux de la Corée du Nord, ces nouveaux paramètres indiquent que l’ordre qui règne dans la région depuis des décennies est irréversiblement bouleversé.

Dans une conception toute libérale de l’ordre international présentée dans sa stratégie indo-pacifique, le Canada affirme que la montée de la Chine a non seulement été rendue possible grâce à son adhésion aux « mêmes règles et normes internationales que ce pays méprise de plus en plus », mais aussi parce qu’elle « cherche à façonner l’ordre international pour en faire un environnement plus permissif à l’égard d’intérêts et de valeurs qui s’écartent de plus en plus des nôtres ». C’est dans cet esprit que le Canada a rejoint le bal des « États indo-pacifiques ».

On se souviendra de l’enthousiasme partagé par le président américain Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi en 2017, alors qu’ils vantaient les mérites d’un renforcement de la coopération entre les États-Unis et l’Inde dans l’Indo-Pacifique. L’Inde devenait le nouveau poulain de l’Occident dans la région, un rempart de plus d’un milliard de personnes devant la montée de la Chine.

L’érosion de la démocratie en Inde

Aujourd’hui, le Canada adhère à cette vision, délaissant l’Asie-Pacifique au profit de l’Indo-Pacifique. Toutefois, un détail frappe : la stratégie de Washington est réaliste et ignore l’érosion de la démocratie en Inde, l’objectif premier étant de défendre les intérêts étatsuniens, quitte à froisser les esprits les plus libéraux. Au contraire, la stratégie canadienne est, sur papier, justifiée par une conception libérale du monde où échanges et coopération entre États démocratiques ne peuvent que conduire à davantage de stabilité internationale.

PHOTO PRAKASH SINGH, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Arrestation de manifestants d’un parti de l’opposition, à New Delhi, en juillet 2021

Or, sous le gouvernement Modi, le caractère libéral de la « plus grande démocratie du monde » souffre. En 2021, l’ONG étatsunienne Freedom House a rétrogradé l’Inde du statut de pays libre à celui de partiellement libre. Les raisons : « des politiques discriminatoires et […] une violence accrue affectant la population musulmane », ainsi que l’augmentation du harcèlement envers « des journalistes, des ONG et d’autres détracteurs du gouvernement ». Sans oublier que les « musulmans, les castes répertoriées (Dalits) et les tribus répertoriées (Adivasis) restent économiquement et socialement marginalisés ». En somme, l’Inde fait la promotion de « valeurs qui s’écartent de plus en plus des nôtres », pour reprendre les termes employés par le Canada au sujet de la Chine.

Ottawa justifie néanmoins un rapprochement avec New Delhi sur la base de « valeurs communes », comprises comme « la sécurité et la promotion de la démocratie, le pluralisme et les droits de la personne ». Des valeurs qui, somme toute, ne figurent pas à l’agenda de Modi.

Comment comprendre cette contradiction ? Au cours de la dernière décennie, le néolibéralisme global semble avoir favorisé certains de ses adversaires historiques (des États autoritaires), qui se sont saisis des mécanismes de coopération internationale pour améliorer leur position. Pour certains, la chute de l’URSS en 1991 devait conduire à la « fin de l’Histoire » et au triomphe des valeurs démocratiques. Or, les limites de l’enthousiasme libéral des années 1990 semblent être atteintes, alors qu’on observe une résurgence de régimes autoritaires aux quatre coins du monde.

Peut-être les penseurs libéraux peinent-ils à reconnaître l’échec de leurs idées sur l’échiquier géopolitique. La stratégie indo-pacifique du Canada, malgré un enrobage libéral, repose sur un fond réaliste et pragmatique : l’Occident doit renforcer sa présence dans la région pour ralentir la montée en puissance de la Chine, quitte à fermer les yeux sur les dérives antidémocratiques d’États influents comme l’Inde. Il reste maintenant à voir si cette contradiction nuira à la cohérence dans l’implantation d’une stratégie basée sur la dualité entre investissements massifs dans des programmes de défense des droits de la personne, et accolades avec des dirigeants aux relents autoritaires.

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