L’auteur poursuit sa réflexion sur la démocratie américaine⁠1. Pourquoi ça a mal tourné et pourquoi maintenant. Il en tire quelques leçons pour la démocratie québécoise.

Le système politique américain a relativement bien fonctionné durant les 100 ans qui ont suivi la guerre de Sécession de 1861 à 1865. L’évènement déclencheur de la guerre fut l’élection d’Abraham Lincoln comme président, honni par le Sud (blanc), un républicain.

Cela, le Sud blanc ne l’a pas oublié ; si bien qu’après sa défaite, le Sud votera systématiquement du côté démocrate (le Solid South) pendant 100 ans, les Noirs étant privés du droit de vote. Le résultat fut un Parti démocrate hybride, coalition contre nature d’électeurs sudistes blancs ségrégationnistes et d’électeurs de centre gauche (libéraux) concentrés dans les centres urbains et les quartiers ouvriers du Nord. Le Parti républicain resta un parti de centre droit traditionnel, coalition du monde des affaires et de milieux ruraux conservateurs. Les deux grands partis étaient des coalitions, tirées vers le centre.

Le grand virage partisan post-1960

Ce bel équilibre a commencé à s’effriter dans les années 1960 avec la montée du mouvement des droits civiques avec l’appui de deux présidents démocrates (Kennedy et Johnson), mettant fin à la ségrégation et donnant (du moins en principe) le droit de vote aux Noirs. Les électeurs blancs du Sud, berceau aussi des Églises évangéliques, sont alors massivement passés au Parti républicain, tirant celui-ci vers la droite. Le Parti démocrate, libéré désormais de son boulet sudiste, glissa alors plus à gauche pour incarner — dans l’esprit d’un certain électorat — le mal absolu : une Amérique sans Dieu, métissée, socialiste. Le cauchemar s’est matérialisé en 2008 avec l’élection d’un président noir au nom arabe, un intrus, un imposteur. Le diable démocrate avait montré sa vraie face.

Donald Trump a habilement exploité les peurs de cette Amérique, en introduisant en plus une dose de vitriol rarement vue avant.

Le glissement woke de la gauche américaine axé sur la réparation des torts du racisme, loin des préoccupations des classes ouvrières (blanches), n’a fait que nourrir la vision diabolique du Parti démocrate.

Les électeurs cols bleus des villes industrielles du Midwest passeront alors massivement au camp républicain pour finaliser le clivage partisan, fondé désormais pas seulement sur la traditionnelle division gauche-droite, mais aussi sur un clivage culturel à base de peurs existentielles et de convictions dites « morales ». Dès que l’une des deux parties ou, pire encore, les deux, estime détenir la vérité « morale », le compromis — fondement de tout système politique fonctionnel — devient impossible.

Cette guerre culturelle se déroule aujourd’hui sur fond de système politique qui, plutôt que de calmer le jeu, l’exacerbe. Il y a là des leçons pour le Québec.

Trois leçons

Je vois trois leçons pour la démocratie québécoise : la nécessité d’instances indépendantes ; un processus électoral simple ; un pouvoir exécutif éjectable et non présidentiel.

Le drame américain actuel fait la démonstration de l’importance d’instances indépendantes, et perçues comme telles, pour la démocratie.

La démocratie québécoise, héritière comme le Canada du modèle aristocratique britannique qui se méfiait du peuple, réussit, dans ce qui est peut-être le paradoxe ultime, par inspirer plus de confiance dans les institutions de l’État que le modèle américain, en principe plus démocratique.

Qu’on pense aux processus de nomination de nos juges ou encore à Radio-Canada, diffuseur public (quoique fédéral) qui continue à ma connaissance à inspirer confiance. La base de cette confiance repose sur l’indépendance, à l’abri (dans des limites raisonnables) de la politique et des élus. L’indépendance de la fonction publique québécoise s’inscrit dans la même tradition, à la différence des États-Unis où les nominations partisanes sont plus fréquentes. À la Maison-Blanche, presque tout le personnel est politique.

L’expérience américaine nous apprend aussi que la complexité est l’ennemie de la démocratie, ce qui est nulle part plus vrai que pour des élections. Peu importe les changements qu’on souhaiterait apporter à notre système électoral, l’essentiel demeure la confiance des citoyens. D’où l’importance, à nouveau, d’instances indépendantes pour la supervision des élections, mais aussi de scrutins simples, facilement compréhensibles par le commun des mortels et facilement vérifiables. Notre système majoritaire uninominal n’est pas parfait, mais a au moins le mérite de produire un paysage politique fluide où des partis naissent et meurent et où les transfuges politiques sont monnaie courante. La tenue d’élections distinctes au niveau fédéral, provincial et municipal affaiblit également les liens partisans. La tradition de partis politiques non affiliés au niveau municipal est, en ce sens, un atout pour la démocratie québécoise, à préserver.

L’une des principales failles du système présidentiel américain, nous le voyons aujourd’hui, est d’avoir fondu les fonctions de chef de gouvernement et de chef d’État, la tentation autoritaire n’étant jamais loin (imaginons Trump de retour en 2024 !). La leçon pour le Québec est simple. Tout changement qui contribuerait à présidentialiser la fonction de premier ministre et à affaiblir l’obligation de rendre compte devant l’Assemblée nationale doit être soigneusement évité. Enfin, peut-être faudra-t-il un jour repenser (redorer !) la fonction de lieutenant-gouverneur (en supprimant, si possible, le lien royal) pour bien marquer la distinction entre chef du gouvernement et chef d’État dans la démocratie québécoise.

1. Lisez la première partie de la réflexion de Mario Polèse Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion