Je voudrais réfléchir à la manière dont nous parlons d’immigration, et surtout, à la manière dont la population qui en est issue trouve sa place ou non dans les représentations communes.

La dernière campagne a bien montré que l’enjeu de l’immigration demeurait sensible, que les propos de nos représentants avaient du poids, que certaines phrases malheureuses (et foncièrement inexactes) pouvaient blesser et avaient le pouvoir d’enrayer des années d’effort en nourrissant l’impression que la présence des immigrants menaçait l’intégrité même de la nation.

Ce qui m’a frappé, bien plus que les propos eux-mêmes, c’est que les immigrants et les enfants d’immigrants aient été plus ou moins tenus à l’écart de ce débat, comme s’ils étaient des sortes de spectateurs passifs, n’avaient pas de voix au chapitre. J’ignore si c’était volontaire, ou même conscient ; il reste que la discussion semblait se tenir dans un espace à part, réservé aux membres de la majorité, se déroulait « entre nous », si je puis dire.

Le débat sur les seuils d’immigration est légitime et il est inutile de frapper d’interdit la moindre interrogation en laissant croire que les partisans de seuils plus bas sont intolérants, alors que les partisans de seuils plus élevés sont vertueux.

Ce raisonnement primaire empêche de réfléchir sereinement à la fameuse question de la capacité d’accueil et d’intégration. Mais la participation au débat exige aussi d’être à la hauteur des responsabilités qui l’accompagnent. On ne peut pas présenter invariablement l’immigration comme un problème, pointer sans relâche en direction d’un danger ou d’un risque, comme c’est le cas chez certains acteurs médiatiques qui n’ont jamais rien de bon à dire sur le sujet, sans que cela finisse par affecter les perceptions de la majorité et les rapports qu’elle entretient avec les immigrants eux-mêmes. On ne peut pas non plus penser que les immigrants n’entendent pas et ne lisent pas ce qu’on dit d’eux. On ne peut pas faire comme s’ils n’étaient pas là.

Si j’insiste sur cette question, c’est que l’immigration ne concerne pas seulement l’avenir du Québec, mais le présent. Elle n’est pas un phénomène extérieur et lointain, qu’il serait possible d’accepter ou de refuser ; elle est ici, déjà. Depuis 25 ans, j’enseigne la littérature (et le français) à Montréal, au secondaire et au collégial, dans des classes composées à majorité d’élèves issus de l’immigration ou immigrants eux-mêmes. Je les côtoie, je les entends, et je suis frappé par une chose : l’immense majorité d’entre eux ont le désir sincère de s’intégrer, de jouer un rôle dans la société, de faire partie de ce « nous » qui est en train de se redéfinir sous nos yeux.

Depuis quelques années, je m’habitue à un phénomène nouveau : plusieurs de mes meilleurs élèves en français s’appellent Zhang, Regoli, Wrzesien, Vaithyanathasarma, Wang, Mohammed, Yip, Pavaluca, et j’en passe. Bien sûr, on trouve aussi des Tremblay, Otis, Lavoie, Béland, Gratton, Martin, mais l’évolution que je rapporte mérite d’être soulignée. Certains de mes élèves, arrivés il y a 5 ou 10 ans, de Corée, de Chine, du Brésil ou de la Roumanie, maîtrisent la langue à un niveau étonnant, aiment la littérature, s’intéressent à la politique, de la même manière que des « natifs » le feraient. Si bien qu’en vérité, il me semble de moins en moins pertinent de marquer la différence entre les uns et les autres.

La réalité que je décris n’est pas anecdotique. Elle est vécue par mes collègues du Grand Montréal, et se répand progressivement à tout le Québec. Un tel changement doit nous rappeler que nous n’avons pas tout raté depuis 40 ans. Les décisions politiques courageuses ont porté leurs fruits, et il est tout à fait logique de vouloir renforcer les mesures adoptées dans le but de favoriser le vivre-ensemble et de créer du « commun ». Je pense notamment à la francisation, qui doit redevenir une priorité absolue, à l’extension de la loi 101 au réseau collégial, à la régionalisation de l’immigration.

Mais ce faisant, il faut à tout prix éviter de tomber dans le ressentiment, de faire jouer à nouveau le « eux » contre le « nous », de céder au négativisme en ne voyant que des problèmes là où il y a aussi des solutions.

Car à ce jeu on risque d’éloigner ceux qui sont déjà là, de s’aliéner leur contribution en leur faisant croire que leur présence inquiète et peut nuire.

J’insiste : l’évolution dont je parle ne concerne pas seulement la région de Montréal, mais l’ensemble du Québec, qui est en train de changer. Ce Québec « nouveau » n’est ni pire ni meilleur que l’ancien, il est simplement différent. À Drummondville, où j’ai grandi dans les années 1980, je ne connaissais qu’un seul immigrant, un garçon venu du Laos qui se prénommait Eddie ; et quand ma famille a déménagé à Shawinigan au début des années 1990, de nouveau, il n’y avait qu’un immigrant dans mon entourage, qui s’est révélé être le cousin d’Eddie ! Aujourd’hui, quand je retourne dans ces villes, le changement est visible. Et des Îles-de-la-Madeleine à Gatineau en passant par Sherbrooke, Québec et Trois-Rivières, les immigrants travaillent, parlent la langue, participent à la vie locale.

Au point où il faut nous déshabituer de demander aux jeunes issus de l’immigration d’où ils viennent et où ils ont appris à parler français, comme si c’était là un phénomène extraordinaire. Car le plus souvent, ils viennent d’ici, ils parlent la langue d’ici ; ils sont avec nous, sont une partie de nous.

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