Cette semaine, j’ai acheté deux livres de cuisine : Manger ensemble, de Ricardo, et Un week-end chez Lesley, de Lesley Chesterman. J’avais envie pas tant de recettes que de me faire raconter les liens que la cuisine tisse entre les gens.

Ces deux bouquins sont réunis par une parenté spirituelle : le réconfort de reconnaître les autres en les nourrissant. Les deux auteurs sont de belles personnes généreuses, socialement concernées, et prônant une éducation culinaire, qui est une façon de maîtriser sa vie.

C’est ce que devrait être la cuisine : communion, réconfort, poursuite des liens et des traditions, découverte de l’autre à travers son histoire culinaire. C’est le partage qui engendre la chaleur humaine. Pourtant, nous sommes inégaux face à la nourriture. En moyens, en éducation, en accès, en temps.

Quand deux parents ont chacun deux jobs, qu’il y a de la conciliation travail-famille, de la proche aidance ; le temps de cuisiner s’amenuise. En éducation : pas seulement par manque de moyens financiers, mais parce que la transmission des savoirs de base a été rompue un moment donné dans le temps.

La table est un nouveau lieu de combat, un marqueur de classes sociales. Elle unit, mais divise discrètement, souvent. Certes, depuis une vingtaine d’années, elle est le théâtre de luttes politiques concrètes et nécessaires. Nous sommes sensibles aux vertus des produits équitables, au local, au bio, attentifs aux souffrances animales. Ces prises de conscience, souvent accompagnées de vin orange nature, sont le lot de ceux qui ont les moyens de leurs principes.

Le combat dont je parle est beaucoup moins ostentatoire. Il n’est pas clivant idéologiquement car discret, invisible. Honteux. Il parle de précarité, sent la pauvreté, la crise du logement, les pâtes cheap cuites dans la minuscule cuisine du deux et demie, moisissures incluses.

C’est un état souterrain, mais qui saute à la figure ces temps-ci à cause de la hausse spectaculaire du prix des denrées de base. Manque de personnel, guerre en Ukraine, mauvaises récoltes : s’alimenter coûte cher, et particulièrement pour les plus pauvres, les familles monoparentales, les aînés, les étudiants, les nouveaux arrivants. Les banques alimentaires ne fournissent plus, à longueur d’année.

Tout coûte cher : la viande, les légumes, les fruits, les céréales, les produits laitiers. Le Guide alimentaire canadien est en feu… Le prix des produits de base, pour qui sait cuisiner à partir de produits non transformés, donc auparavant moins coûteux, s’envole. Et nous sommes, je le rappelle, inégaux face au savoir-faire culinaire.

Il y a des analphabètes alimentaires. La malbouffe, très transformée, est paradoxalement la solution traditionnelle des plus mal pris, des moins instruits. Mais même là, les prix explosent. Aujourd’hui, que tu fasses ton bouillon à partir de carcasses de poulets à 1,99 $ ou que tu achètes des lasagnes congelées de base, il n’y a plus d’échappatoire.

Dans la solitude des demi-sous-sols, le bruit des frigos vides ne trompe personne. Les temps sont difficiles. Selon Statistique Canada, le taux d’inflation à l’épicerie a été de 10,8 % en un an, contre 7,6 % pour l’inflation générale. On mange trois fois par jour, et les épiceries sont les commerces les plus fréquentés. On ne s’en sort pas.

Pendant que des parents angoissent, que des ventres gargouillent, les profits des trois principaux conglomérats alimentaires ont explosé au Canada.

Empire Company (Sobey’s, IGA) : + 27 % entre 2020 et 2022, Loblaw : + 17 % entre 2021 et 2022, Metro : + 7,8 % pour la même période. Tout cela frise l’indécence. Ils ne nourrissent pas. Ils extorquent.

À Ottawa, les politiques ont réagi, comprenant l’iniquité de la situation. Une motion proposée par le NPD a été adoptée par la Chambre des communes, qui va se pencher sur les profits records de épiceries. En France, où les mobilisations sont un mode de vie, les marchands ont pris les devants, par exemple, en gelant les prix ou en les maintenant très bas sur les produits essentiels. La chaîne Carrefour a carrément élaboré un bouclier anti-inflationniste.

Pendant ce temps, ici, on regarde l’écart se creuser entre les gras actionnaires et les portefeuilles exsangues. Il n’y a que Loblaw qui vient d’allumer, gelant jusqu’en janvier les prix de ses produits de marque Sans nom.

C’est un scandale alimentaire. Et il ira croissant. La honte doit sortir des cuisines, de l’intime, du personnel. Cette situation est politique. Quelque part, quelqu’un s’engraisse sur le dos des mal pris. Si ça continue, les prochains livres de Ricardo et de Lesley seront des essais engagés sur le scandale de l’inégalité alimentaire. Ça kickerait quelques culs.

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