Les célébrations du 70e anniversaire de Vladimir Poutine la semaine dernière ont été plus ternes qu’à l’habitude en Russie. C’est que l’heure est à l’inquiétude depuis que les forces armées ukrainiennes engrangent les victoires, conduisant le Kremlin à recourir à la mobilisation des réservistes pour regarnir le front. Près de huit mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, quel est le pouls de l’opinion publique russe ?

Les sondages réalisés par des organisations fiables indiquent qu’une large majorité de Russes soutiennent les actions militaires de leur pays. Le Centre Levada, une maison de sondage russe indépendante qui ne peut être soupçonnée de complaisance avec le pouvoir, rapporte un taux de 72 % de soutien à l’« opération militaire spéciale ». Russia Watcher, une équipe de recherche de l’Université de Princeton, parvient au chiffre similaire de 74 %. Dans les deux cas, le soutien observé demeure stable depuis le déclenchement de l’invasion et ne semble pas pâtir de l’annonce de la mobilisation « partielle » le 21 septembre dernier.

Plusieurs raisons incitent cependant à relativiser ce constat. Les résultats des sondages peuvent être biaisés dès lors que les sondés ressentent une crainte à exprimer une position différente de ce qui est perçu comme l’opinion dominante.

Le poids d’un tel conformisme est certainement important dans un pays autoritaire comme la Russie, qui a criminalisé en mars l’expression publique de toute opposition à la guerre en Ukraine.

Par ailleurs, les actes de protestation et de désobéissance se multiplient en Russie. Certes, la résistance active se limite à des actes isolés, quoique spectaculaires, comme les nombreuses attaques de commissariats militaires au cocktail Molotov, mais la résistance passive prend pour sa part des proportions gigantesques. Près de 200 000 Russes ont fui la mobilisation en quittant le pays ces dernières semaines, ce qui témoigne d’une désaffection beaucoup plus large que l’exode de la classe moyenne instruite au printemps dernier.

De fait, des études d’opinion menées sur la base d’entrevues, qui interrogent les motifs du soutien à la guerre, montrent que la société russe se divise en trois groupes inégaux.

Minorité va-t-en-guerre

Une première minorité, qui compte pour environ 25 % de la population, est celle des « va-t-en-guerre », qui considèrent que l’invasion de l’Ukraine est justifiée et qui prônent un engagement militaire plus important, notamment par la mobilisation générale et le recours aux armes nucléaires tactiques. Cette minorité belliqueuse jouit depuis février d’une influence médiatique croissante en Russie, grâce au soutien du Kremlin qui cherche par contraste à se présenter comme « raisonnable » et « modéré ». Ce soutien officiel aux « va-t-en-guerre » n’est cependant pas sans risque pour le pouvoir, car c’est parmi eux qu’émergent ces derniers temps les critiques les plus virulentes à l’encontre de l’état-major russe, dénoncé comme timoré et corrompu.

À l’autre extrémité du spectre politique, une minorité de « pacifistes » rejette catégoriquement la guerre en Ukraine, dont Poutine est tenu personnellement responsable. Si ce groupe paraît peu nombreux — environ 18 % des interrogés –, il faut garder en tête que ce chiffre ne comptabilise que celles et ceux qui déclarent ouvertement leur position lors des enquêtes d’opinion.

Face à ces minorités rivales se dresse, finalement, la majorité de la population russe, qui affirme ne pas comprendre les motifs de la guerre en Ukraine ou ne pas avoir d’opinion à ce sujet, mais qui insiste sur sa loyauté à Poutine et s’en remet à ses décisions.

Nul besoin d’examiner les tréfonds de l’« âme russe » pour trouver les clés d’une telle attitude.

Depuis plus de 20 ans, le régime politique en Russie repose sur un contrat social implicite en vertu duquel l’État s’engage à laisser les gens vivre tranquilles tant qu’ils ne se mêlent pas de politique.

Cette stratégie de démobilisation a d’ailleurs dicté la conduite de la guerre jusqu’à tout récemment. Contrairement à Kyiv, qui bat le tambour patriotique et décrète la mobilisation générale pour sauver la patrie en danger, Moscou menait les combats en prétendant qu’il ne s’agissait que d’un conflit localisé ne justifiant pas la mobilisation. Les citoyens ordinaires étaient invités à vivre comme d’habitude et, surtout, à ne pas se mêler de ce qui ne les regarde pas.

Dans ce contexte, la mobilisation « partielle » décrétée le 21 septembre ne marque pas seulement une concession du pouvoir en faveur des « va-t-en-guerre ». C’est une rupture profonde dans les rapports entre l’État et la société russe, à qui l’on ne demande plus de se tenir loin de la politique, mais d’être disposée à mourir pour elle. Les premières réactions des Russes à cette mobilisation disent l’ampleur du désarroi : « l’anxiété, la peur, l’horreur » (47 % des répondants) et « le choc » (32 %). Les conséquences, qui sont encore imperceptibles dans les sondages, devraient se ressentir sur le long terme.

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