La scène se passe à Sifnos, une île de la mer Égée en Grèce où je séjourne depuis quelques semaines déjà. Alors que ma compagne et moi terminons un repas dans un restaurant situé sur la plage de Vathy, trois enfants s’installent au bout d’une petite jetée en bois qui s’avance dans la mer afin de nettoyer les poissons et une petite pieuvre que le plus vieux d’entre eux vient de pêcher. De l’eau jusqu’aux genoux, le couteau à la main et le sourire aux lèvres, ils semblent heureux et aussi très fiers de leurs prises.

Et moi aussi je suis heureux de croquer sur le vif cette scène d’une grande beauté et aussi d’une belle authenticité. En les contemplant, je me dis que ces enfants grecs sont en ce moment bien loin des mondes virtuels et artificiels auxquels ils pourraient avoir accès s’ils décidaient de se brancher sur l’internet à l’aide d’un téléphone intelligent.

La réalité brute dans laquelle ils sont plongés, ils n’hésitent pas à la manipuler, je dirais même à l’embrasser à l’aide de leurs cinq sens et de l’ensemble de leurs corps.

Pieds dans la mer, poissons dans les mains, ils semblent fusionner avec cette nature nourricière. Ainsi, contrairement à ce que pourraient ressentir la plupart de nos enfants gardiennés par ces téléphones ou tablettes numériques dont on les gave jusqu’à plus soif, pas de dégoût chez ces jeunes Grecs face à ce qui est vivant, organique, voire visqueux, à l’exemple de cette petite pieuvre que le plus jeune des trois n’hésite pas à manipuler allègrement.

Après quelques hésitations, ma compagne et moi sommes finalement allés les rejoindre dans la mer pour leur parler, voir de plus près leurs prises et les prendre en photo. Lorsque, naïvement, nous leur avons demandé ce qu’ils allaient faire de tous ces poissons, nous regardant comme si notre question était un peu stupide, c’est sans hésitation et d’une manière laconique qu’ils nous ont répondu : les manger !

La déclaration de Montréal sur l’exploitation animale

La scène que je viens d’évoquer s’est déroulée deux jours à peine avant que je prenne connaissance de la Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale publiée dans Le Devoir du 4 octobre⁠1. D’ailleurs, si on me l’avait demandé, peut-être aurais-je pu signer cette déclaration. Comme l’ensemble des signataires, je reconnais que les animaux ne sont pas des objets, qu’ils sont des êtres sensibles et conscients qui ressentent des émotions. Il va de soi pour moi aussi qu’il faut revoir radicalement notre attitude à leur endroit. Je pense évidemment à nos façons de les élever, de les exploiter et surtout de les tuer. Ce qui se passe dans les « usines » à animaux et les abattoirs est tout à fait indigne pour les animaux, mais surtout pour les représentants de l’espèce humaine.

« Il me semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre », écrivait Jean-Jacques Rousseau en 1755 dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ; passage à propos duquel je disais à mes étudiants qu’il devrait figurer en lettres d’or au-dessus de la porte de toutes les sociétés protectrices des animaux.

Toutefois, je ne suis pas certain, contrairement aux signataires de la Déclaration de Montréal, que ce soit en s’appuyant sur les notions de juste et d’injuste, de bien et de mal, de même que sur un discours antispéciste fortement moralisateur et contraignant qui veut aller jusqu’à interdire la pêche, que nous réussirons à faire avancer la cause animalière dans la population. Comme Rousseau le faisait remarquer dans son Discours, ce n’est pas qu’en comptant sur la raison raisonnante qu’on en viendra à prendre en considération le bien-être des animaux, mais plutôt en comptant aussi et surtout sur ce qu’il appelait le sentiment de pitié, de commisération, ou d’empathie dirions-nous aujourd’hui ; sentiment qui nous pousse naturellement à nous identifier à l’autre, à nous imprégner de sa détresse avant de lui venir en aide.

Lorsque j’ai partagé sur Facebook la photo que j’ai décrite au début de ce texte, une internaute, sur un ton que je devinais moralisateur, m’a demandé si cette mise à mort de poissons était pour la survie ou pour le plaisir ; sous-entendant que la première option était acceptable et la seconde tout à fait condamnable. Pour les deux, lui ai-je répondu et surtout pour la Vie ! Ces gens vivent sur une île, la mer représente une ressource alimentaire importante.

Nous qui avons grandi dans de grandes métropoles et dans des espaces aseptisés, stérilisés et coupés de la nature, allons-nous commencer à leur reprocher ou même à leur interdire de s’adonner à des activités comme la pêche, mais aussi la chasse et l’élevage de chèvres ou de moutons pour se nourrir ?

Tentez d’aller prêcher ce genre de discours vertueux aux cultivateurs du Québec ou aux pêcheurs des Maritimes. À la manière de mes trois jeunes pêcheurs du début, il est à parier qu’eux aussi vous regarderont d’un œil pour le moins dubitatif…

De la même façon que la théorie des genres de par ses excès n’a été d’aucune aide pour l’avancement des droits des femmes, je crains bien que le discours antispéciste dont se nourrissent les signataires de la Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale n’arrivera pas, par son approche contraignante et son regard moralisateur, à faire avancer la cause animalière dans la population en général et encore moins chez ceux et celles qui, bien ancrés sur le plancher des vaches, sont souvent confrontés à une réalité exigeante et parfois à des problèmes de survie.

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