Même quand on le cherche, son apparition est une surprise. Une sorte d’étonnement jumelé à une déception propre à tellement de rencontres avec ce qui est censé faire la grandeur de l’humanité. Un « Oh wow ! » suivi d’un « Je ne l’imaginais pas comme ça… »

Le palais de Buckingham offre toute cette déception. Le bâtiment en soi n’est pas le château le plus spectaculaire du monde, ni même d’Angleterre. D’un point de vue architectural, j’oserais même dire qu’il est assez terne. La cour d’asphalte rosée sèche déroulant sous sa façade n’instaure aucune féérie et les gardes impressionnants d’immobilité sont trop loin pour l’être vraiment. Malgré tout et étant fanatique de vêtements compliqués, Rembrandt et protocoles incompréhensibles, cette journée de juin 1998 me permettrait enfin de combiner toutes mes passions en visitant le palais !

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEUR

Philippe-Audrey Larrue St-Jacques en visite au palais de Buckingham, en juin 1998.

La fadeur architecturale était annonciatrice d’une déception encore plus vive : les grilles resteraient fermées. Pourquoi ? Versailles s’ouvrait à moi dès que j’y allais. Les rois de France étaient nettement plus accueillants que la reine d’Angleterre. Certains diront que la révolution y est pour quelque chose… Selon moi, en boudant devant le palais, c’était parce que la reine manquait de considération. D’autant plus que l’année précédente, le décès de sa bru avait dévoilé le schisme abyssal qui séparait la famille royale de son peuple. C’est précisément cette distance qui m’a toujours fasciné avec la monarchie. Comment, alors que les valeurs d’égalité et de perméabilité des classes sont enseignées partout, acceptons-nous de favoriser une seule famille ?

Trouver une réponse à 10 ans était peut-être trop optimiste. Trouver une réponse à mon âge est encore trop optimiste. Je n’ai aucune compétence pour expliquer la pertinence des subtilités constitutionnelles nous liant à la Couronne. Je peine encore à comprendre une facture de téléphone…

Pour me consoler, à l’époque, mes parents m’ont montré ce que la couronne britannique avait de mieux à offrir : le British Museum (pas encore rénové) ! Le musée de toutes les civilisations. Je me souviens de mon ébahissement devant les frises du Parthénon et les Bronzes du Bénin ! L’humanité était merveilleuse de beauté ! Je me souviens de ma fascination devant des outils japonais vieux de 9500 ans en tous points comparables à des outils mésopotamiens vieux de plusieurs millénaires aussi. L’humanité était merveilleusement mystique ! À l’époque, ce musée était celui de l’écoute, du partage des connaissances et de tout ce qui fait la dignité de l’humanité !

Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé Londres. Cette ville partagée entre le God Save the Queen de la Royal Choir Society et celui des Sex Pistols. Où en quelques minutes on peut croiser des cavaliers royaux comme en 1822 et des drag-queens comme en 2022. L’histoire à Londres s’écrit et s’efface partout à la fois.

Je suis retourné au palais de Buckingham. Cette fois, la reine, bien qu’absente, s’est montrée sensible à ma présence et les grilles se sont ouvertes ! Avoir su que l’intérieur préservait les déceptions de l’extérieur, je n’aurais pas boudé en 1998 ! Ce qui ne m’a quand même pas empêché de transformer une visite de 75 minutes en une épreuve de 2 h 45 pour tous ceux qui m’accompagnaient (il faut bien savoir ce qui est advenu de la descendance de la princesse Louise en 1882 ! Et celle du prince Arthur en 1886…)

Pour réoublier ma déception, j’ai retrouvé le British Museum (maintenant rénové, mais toujours pas climatisé). Les artefacts millénaires m’y attendaient presque comme de vieux amis. Autant la première visite était une célébration du partage et de l’écoute humaine. Autant cette fois-ci, c’était l’effarante constatation du désir atroce de domination, de l’extinction culturelle et de la surdité face aux peuples qui ont la dignité de réclamer les fragments volés de leur passé. Peut-être parce que je suis Québécois, je comprends la fragilité d’une historicité. Peut-être parce que je suis de mon temps, je comprends l’aversion face à une institution qui a déraciné des peuples entiers. (Amateurs d’horreur ? Écoutez un documentaire sur la répartition territoriale entre l’Inde et le Pakistan… Freddy Krueger vous consolera dans vos cauchemars.)

J’ai toujours vu l’histoire comme un point autour duquel on construit l’avenir en essayant de perpétuer ou de corriger le passé. La Couronne, à mes yeux, incarne l’histoire et, grâce au souverain qui la porte, elle s’incrustera dans notre culture populaire à coup de photos et de séries. L’histoire porte un visage qu’on oubliera de regarder à force de voir son profil au fond de nos portefeuilles. Cette histoire représente à la fois ce que nous avons de plus solennel, digne et mystique, mais aussi ce que nous avons fait de pire et que nous devons réparer. Et cette couronne, comme avec tout ce qui est censé faire la grandeur de l’humanité, provoque un ébahissement déçu.

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