L’un des principes fondamentaux qui guident les décisions des gestionnaires de recensement est le souci de préserver la comparabilité des données d’un recensement à l’autre.

Statistique Canada applique cette logique, par exemple, en maintenant une question qui invite les répondants les plus assimilés à ne pas déclarer leur langue maternelle véritable, sous prétexte qu’ils l’ont « oubliée ». Suivant cette logique, mon père était de langue néerlandaise jusqu’à la mort de ma grand-mère, après quoi il serait de langue maternelle anglaise. Ce n’est peut-être pas logique, mais c’est comparable d’un recensement à l’autre.

Or, Statistique Canada a dérogé à cette tradition bien ancrée en modifiant les questions sur la langue d’usage en 2021. Dans un article récemment publié dans The Conversation1, j’ai montré que les données du recensement de 2021 s’éloignaient considérablement de celles produites par les recensements de 2001 à 2016, notamment en réduisant la déclaration des langues secondes régulièrement parlées à la maison.

Cela dit, nous pourrions aussi nous interroger pour savoir si le nouveau recensement ne s’éloigne pas un peu trop des valeurs attendues. Par exemple, favorise-t-il le français par rapport aux recensements précédents ?

Par le terme « valeurs attendues », il faut comprendre que la société québécoise ressemble à un gros paquebot. Deux facteurs empêchent le paquebot de trop dériver de sa trajectoire : tout d’abord, la très grande majorité de la population de 2016 était toujours vivante en 2021. Ensuite, les composantes de l’évolution de la population ne changent que très peu, voire souvent pas du tout, sur une période aussi courte. Nous pouvons donc imaginer à quoi devraient ressembler les données de 2021, en faisant une projection à partir des données de 2001 à 2016.

La méthodologie

Premièrement, notre traitement des réponses multiples enregistrées au recensement s’éloigne quelque peu de la méthodologie appliquée traditionnellement. Brièvement, la personne qui déclare une langue allophone, en tout ou en partie, est impartie au groupe allophone pour la langue maternelle alors que pour la langue d’usage, elle est attribuée au groupe linguistique d’accueil2. Cette méthode a pour conséquence d’augmenter légèrement la part des langues d’accueil, diminuant d’autant la part des langues allophones.

Deuxièmement, l’analyse des données de 2001 à 2016 a démontré l’évolution régulière des différentes composantes de la population, selon la langue d’usage :

  • la régression du français sans l’anglais (langue seconde) de 78,7 % à 75,1 % ;
  • la croissance du français avec l’anglais de 4,2 % à 5,7 % ;
  • la croissance du bilinguisme français/anglais de 1 % à 1,6 % ;
  • la croissance de l’anglais avec le français de 2,1 % à 2,5 % ;
  • la régression de l’anglais sans le français de 8,1 % à 7,9 % ;
  • la croissance de langues allophones, avec ou sans langues secondes, de 5,9 % à 7,3 %.

Étant donné la régularité de l’évolution de ces six groupes linguistiques, nous avons réalisé des analyses de régression simple sur des données de base, légèrement ajustées pour respecter la taille de la population réellement recensée en 2021. D’autres méthodes donneraient sans doute des estimations similaires.

Les résultats

Maintenant, nous présenterons les valeurs attendues et observées en 2021.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

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Tout d’abord, examinons les perdants : le français avec l’anglais comme langue seconde (régulièrement parlée) perd plus de 161 000 personnes par rapport à des valeurs anticipées et l’anglais avec le français comme langue seconde, 25 000 personnes. Il est évident que le nouveau questionnaire défavorise la déclaration des langues secondes régulièrement parlées. Quant aux groupes gagnants, l’anglais sans le français ajoute plus de 81 000 personnes ; le français sans l’anglais, près de 59 000 et le bilinguisme français/anglais, 33 000. L’analyse des gains estimés montre déjà que le recensement de 2021 favorise la langue anglaise.

Évolution des indicateurs

Pour bien saisir l’ampleur du changement, il faut recourir à quelques indicateurs :

  • la part du français, langue principale, en distribuant les bilingues français/anglais au pro rata, comme le veut la coutume ;
  • la part de l’anglais, calculée de manière similaire ;
  • l’indice RFA (le rapport du français à l’anglais), soit la part du français de la somme des deux mesures précédentes.

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Ce tableau montre clairement la régression régulière du français de 2001 à 2016 comme langue prédominante, de 83,4 % en 2001 à 81,6 % en 2016 – la valeur anticipée pour 2021 était de 80,9 %, soit 1 point de pourcentage de plus que la valeur observée. Quant à l’anglais, sa part montait progressivement de 2001 à 2016 et devrait s’établir autour de 11,3 % en 2021, non pas à 12,2 %. Quant à l’indicateur du rapport de force du français, il devrait se situer autour de 87,7 %. Or, il n’est plus que de 86,8 %, une régression de 1 %3.

Le français désavantagé

L’analyse des données montre clairement à quel point le français est désavantagé par la nouvelle méthode de cueillette des données. L’anglais, lui, est avantagé. Nul ne sait quelles données sont plus exactes, celles de 2001 à 2016 ou celles du dernier recensement. Pour mieux décortiquer cette question, Statistique Canada pourrait créer et rendre public un fichier de microdonnées présentant, entre autres, toutes les variables linguistiques pour chaque personne résidant au Québec lors des deux derniers recensements. Cela permettrait à la communauté scientifique de tenir son propre débat sur la qualité du recensement de 2021– à moins que Statistique Canada décide de revenir en 2026 avec le questionnaire employé de 2001 à 2016.

1 Lisez l’article dans The Conversation 2 Lisez l’article dans The Conversation

3 Si nous attribuons les langues secondes parlées dans les foyers allophones, le français serait désavantagé de 1,4 point de pourcentage et l’anglais, avantagé de 1,1 point.

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