Deux photos évoquent pour moi Mikhaïl Gorbatchev. Et elles ne sont pas glorieuses.

La première date du 21 août 1991, trois jours après un putsch qui a échoué lamentablement. On voit le président de l’Union soviétique l’air hagard qui descend d’un avion d’Aeroflot. L’homme à côté de lui tient une kalachnikov pointée vers le bas. Il est suivi de grand amour de sa vie, son épouse, Raïssa, et leur fille, Irina, enveloppée d’une couverture, encore endormie, flanquée de gardes du corps. Leurs vacances à Foros, en Crimée, ont été écourtées. La famille a été séquestrée pendant 72 heures dans la somptueuse résidence de la mer Noire par une junte désarticulée, constituée, entre autres, de son vice-président et de ses ministres de l’Intérieur et de la Défense. Soixante-douze heures qui changent à jamais le destin du dernier président de l’URSS.

PHOTO YURI LIZUNOV, ARCHIVES GETTY IMAGES

Le 21 août 1991, trois jours après un putsch raté. Le président d’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, descend d’un avion d’Aeroflot.

Lorsque la photo est prise, Gorbatchev ne réalise pas encore ce qui se passe.

Ce même soir et le jour précédent, j’y suis, des dizaines sinon des centaines de milliers de personnes euphoriques sillonnent les rues de Moscou et célèbrent la victoire de la liberté sur le régime qui les a étouffés depuis 74 ans. Le génie de la liberté, sorti de sa bouteille, envoûte l’empire.

Ceux qui tentent en vain de remettre le dentifrice dans le tube et d’imposer à nouveau le diktat du Parti communiste sont ridiculisés.

La radio indépendante, fruit de la glasnost de Gorbatchev, diffuse en direct pendant que la télévision et la radio d’État jouent le Lac des cygnes de Tchaïkovski.

La voix du peuple

Je me souviens du joyeux déboulonnage de la statue de Félix Dzerjinski, le fondateur de la NKVK, ancêtre du KGB et du FSB. Durant ces heures troubles, l’armée ne suit pas les putschistes. Elle se range du côté du président russe, Boris Eltsine, qui, du haut d’un char d’assaut entouré d’une foule en liesse, jure qu’on ne reviendra jamais en arrière. La politique ayant horreur du vide, Gorbatchev étant séquestré, Boris Eltsine vole la vedette. Le président de la République soviétique de Russie porte la voix du peuple. Le président soviétique, lui, se retrouve complètement dépassé par les événements.

La deuxième image date du 23 août 1991, deux jours plus tard, et met en scène Boris Eltsine et Mikhaïl Gorbatchev devant le parlement de la République russe. Eltsine montre du doigt un Gorbatchev vulnérable, bouche bée. Il lui ordonne de signer le décret mettant un terme au règne du Parti communiste de Russie. Gorbatchev, ramené à la réalité, s’exécute, humilié. Le lendemain, le gouvernement russe prend le contrôle de tous les édifices du Parti communiste.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le 23 août 1991, Boris Eltsine ordonne à Mikhaïl Gorbatchev de lire et signer le décret mettant un terme au règne du Parti communiste de Russie.

Gorbatchev tente de sauver les meubles, mais il est trop tard. Il aura perdu toute crédibilité. Quatre mois plus tard, tout près de Minsk, en Biélorussie, les présidents de l’Ukraine, Leonid Kravtchouk, de la Biélorussie, Stanislav Chouchkievitch, et de la Russie, Boris Eltsine, signent un traité qui entérine la dislocation de l’Union soviétique. Le 25 décembre, Mikhaïl Gorbatchev met fin à ses fonctions de président de l’URSS. S’en suit la fin de l’URSS. Selon Vladimir Poutine, ce fut la plus grande catastrophe du XXe siècle.

Un homme faible

Je suis arrivée en ex-URSS en septembre 1990. Durant tous ces mois qui ont précédé la fin de l’empire soviétique, l’image de Mikhaïl Gorbatchev était celle d’un homme faible. Ses grandes réformes économiques étaient catastrophiques. Il était ridiculisé. C’était le temps des magasins vides et des files à l’infini. Les républiques soviétiques, tour à tour, défiaient son autorité et cautionnaient leur indépendance à coup de référendum. En janvier 1991, j’étais à Vilnius, en Lituanie. Les dirigeants avaient déclaré l’indépendance. Gorbatchev avait envoyé l’armée soviétique pour réprimer la population, mais après la mort de 14 personnes écrasées par les chars d’assaut, il avait donné l’ordre à ses troupes de rentrer au bercail. Je voyais le plus grand rassemblement de ma vie ; une foule d’un million de personnes qui assistaient aux funérailles des victimes et je me disais que jamais Gorbatchev ne pourrait arrêter ce mouvement de liberté qui se propageait partout dans l’empire.

Durant tout son règne, Gorbatchev a tenté désespérément de se tenir en équilibre comme un funambule, secoué par le vent à des dizaines de mètres de hauteur.

Mikhaïl Gorbatchev, ce petit-fils de paysan, était le produit du Parti communiste de l’Union soviétique. Ce n’était pas un grand visionnaire démocrate à la Vaclav Havel. Il était résolument communiste. Il a hérité d’un empire en faillite, affaibli par une guerre en Afghanistan qui ne menait nulle part, handicapé par une économie planifiée devenue une hérésie, incapable de suivre le rythme d’une guerre froide que les Américains dominaient. Il aura eu le courage de ne pas mettre la tête dans le sable et de tenter des réformes économiques, la perestroïka, et une ouverture sur le monde, la glasnost. L’erreur de Gorbatchev a été de croire que le communisme pouvait être autre chose, qu’on pouvait le réformer.

Erreur pour les uns, mais coup brillantissime pour les autres, direz-vous. Il a libéré le génie de la bouteille et s’en est suivi une bénéfique libération pour des millions d’Européens, la réunification de l’Allemagne, la dénucléarisation des deux superpuissances. Il aura été un héros malgré lui.

La guerre en Ukraine est la conséquence directe de ces forces qu’il a libérées. Et c’est comme si 31 ans plus tard, le jour de sa mort, on revenait au point de départ. Ce conflit est la collision de ces deux mondes ; celui qui le vénère et celui qui le déteste.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion