Nous ne savions pas que nous voyagions à bord du même train en direction de Monterosso, station balnéaire sur la Riviera italienne, le même train qui allait tomber en panne au milieu d’un tunnel et recracher ses voyageurs deux stations trop tôt, à Manarola, en attendant que le service reprenne.

Alors que ma famille et moi cherchions un peu d’ombre derrière les buissons de cactus, elle était demeurée assise dans la chaleur du wagon désert, à l’abri des regards, dans l’attente de son quart de travail qui devait commencer bientôt. Sans doute préparait-elle ses excuses pour son retard : il treno si è fermato – le train s’est arrêté. L’heure de notre rencontre approchait.

Après une journée merveilleuse passée à la plage, à se baigner et profiter du chaud soleil, à déguster des fruits de mer et taquiner les petits poissons qui nageaient sous nos pieds, l’heure est venue de rentrer. Il faisait nuit noire et les quais de la gare ne comptaient qu’une poignée de voyageurs. Le train pour Riomaggiore – où se trouvait notre appartement de vacanciers – ne devait arriver qu’une demi-heure plus tard. Mes filles avaient soif, je cherchais de l’eau. En me dirigeant vers la fontaine que j’avais repérée à l’autre extrémité du quai, une voix s’est fait entendre :

— There is no water at night. No acqua.

C’était elle, Marina. Elle venait de s’asseoir à côté de ma femme et cherchait à lier conversation. Elle lui expliquait que les autorités du village fermaient les robinets durant la nuit. Pas d’eau potable sur les places publiques. J’ignore si c’était la coutume en Italie ou si les graves sécheresses qui frappaient l’Europe obligeaient à réduire la consommation d’eau. Quoi qu’il en soit, nous allions devoir patienter.

Dans son anglais hésitant, Marina nous a demandé d’où nous venions. Et dès que nous avons su qu’elle venait d’Ukraine, nous avons senti le besoin de parler de la guerre, d’elle et de son pays. Elle vivait à Kyiv seule avec sa fille de 11 ans quand les premiers bombardements avaient frappé la ville, au mois de février. Au début, elle avait espéré comme tout le monde qu’un cessez-le-feu soit rapidement décrété. Elle parlait du bruit des bombes et des avions de chasse, du tonnerre des chars qui parcouraient les rues en tous sens comme de quelque chose d’irréel. Unreal, disait-elle, en roulant joliment ses « r ». « La guerre, pour nous, ça n’arrivait que dans les films et les documentaires. Personne n’imaginait que ça puisse se produire maintenant. »

C’était étrange, parce que j’avais l’impression qu’une Ukrainienne se serait attendue à cette guerre, l’aurait du moins redoutée, à cause des malheurs innombrables dont avait souffert son pays aux mains des Russes, et de la menace que représentait le régime de Poutine depuis plusieurs années. Mais non. Elle ne comprenait pas cette guerre. Elle n’y croyait pas. Ça ne pouvait pas arriver.

Les bombes, les cris des soldats, le son des sirènes, la terreur et la mort, cela n’avait rien à voir avec le monde qu’elle avait connu. Les premiers jours du conflit, il lui était arrivé de se réveiller le matin en ayant oublié que son pays était en guerre. Et soudain, en allumant la radio ou en préparant le café, la dure réalité la frappait, en même temps qu’une bouffée d’angoisse s’emparait d’elle. Pourquoi cette folie destructrice ? Dans cette guerre étrange, où la moitié des bombes russes larguées n’explosaient pas (parce que périmées), où les soldats ennemis violaient, pillaient et faisaient la file à la poste pour envoyer à leur famille le butin amassé, de la vaisselle, des vêtements, des téléphones⁠1, où il s’agissait moins de conquérir que de tout détruire, c’était la seule question qu’on pouvait poser : pourquoi ?

Pour le bien de sa fille, Marina avait décidé de fuir son pays pour s’établir à La Spezia, petite ville industrielle à l’entrée des Cinque Terre où une amie lui avait trouvé une chambre. Elle qui, en Ukraine, était ingénieure en biogénétique pour une grande multinationale lavait maintenant de la vaisselle neuf heures par jour dans un restaurant de Monterosso. Quel gaspillage de talent. Elle était soulagée d’être là, vivante et bien à l’abri, mais elle se sentait aussi coupable en pensant à des amis et des membres de sa famille qui avaient choisi de vivre sous les bombes. « Ils me disent : “Si nous mourons, au moins ce sera dans notre pays.” »

« En Italie, les gens vont à la plage, prennent du soleil, boivent du vin. Tout le monde semble heureux. Et pourtant, l’Ukraine n’est pas loin. » C’est vrai, l’Ukraine était à côté – à moins de 2000 kilomètres. En regardant vers l’horizon, j’essayais d’imaginer les lueurs des éclairs et des bruits d’explosion.

Au moment des adieux, nous sommes montés dans le train qui venait d’arriver, et avons chacun gagné notre place. Elle s’est assise à quelques rangées de nous, seule au milieu de touristes éméchés qui parlaient fort et riaient. À ce moment-là, ce n’était pas la guerre qui semblait irréelle, mais notre bonheur de vacanciers en face de cette femme digne et inquiète. Le confort dont nous profitions avait quelque chose de terriblement vulgaire, quand on songeait au malheur qui frappait son peuple. De son siège, elle m’a aperçu, tenant la main de ma plus jeune. Un léger sourire s’est dessiné sur son visage rond. J’ai souri à mon tour. Soudain sa lèvre s’est mise à trembler, et j’ai vu ses beaux yeux bleus se brouiller et prendre les teintes profondes de la Méditerranée. Comment ne pas pleurer ?

Il n’y avait pas d’eau ce soir-là, il n’y avait que les larmes de Marina.

1. André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Paris, Seuil, 2022

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion