Depuis le 19 août, une spectaculaire vague d’arrestations secoue le Mexique : en plus de narcotrafiquants, l’ex-procureur en chef de la nation Jesús Murillo Karam, ainsi que 64 policiers et militaires ont été arrêtés et inculpés dans l’affaire des 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa, disparus depuis le 26 septembre 2014.

Près de huit ans après cette tragédie qui a secoué le monde entier, les arrestations en cours ouvrent une brèche dans l’impunité généralisée et la spirale de la violence au Mexique.

Alors que les gouvernements précédents niaient toute implication, notamment pour de nombreux cas parmi les 100 000 disparitions forcées recensées à ce jour, l’inculpation d’agents de l’État jusqu’aux plus hauts niveaux permet désormais de qualifier officiellement la disparition des 43 étudiants de « crime d’État » : c’est ce que le procureur spécial pour Ayotzinapa, Alejandro Encinas, nommé par le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) arrivé au pouvoir en 2018, a déclaré vendredi.

Opportunisme

Certaines voix de l'opposition voient un geste d’opportunisme du gouvernement d’AMLO dans ces arrestations inattendues, qui ont créé toute une onde de choc. Le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendant (GIEI), redevenu garant international de l’enquête en 2018 après qu’un tribunal a ordonné la réouverture de l’investigation par suite de plaintes d’accusés ayant fait des aveux sous la torture, n’a d’ailleurs été informé des arrestations qu’à la dernière minute.

Le GIEI avait pourtant présenté des éléments de preuves centraux et attendait des mandats d’arrêt depuis mars 2022, avec les parents et les avocats « des 43 », comme on dit familièrement au Mexique. Perplexes de ne pas avoir été prévenus, ces parents, d’origine paysanne et autochtone devenus acteurs judiciaires de premier plan pour retrouver leurs enfants comme le montre le documentaire Paver les chemins de la justice. Pour les étudiants d’Ayotzinapa1 que j’ai co-produit, affirment cependant sans détour que l’arrestation de l’ex-procureur Murillo Karam, aussi responsable de torture, constitue en soi une immense réussite dans l’atteinte de la vérité et la justice.

Mensonge officiel

À lui seul, Murillo Karam incarne en effet un symbole inégalé de participation de l’État dans le cas des 43, emblématique de nombreuses autres disparitions forcées à caractère politique que les gouvernements antérieurs ont tout fait pour présenter comme étant uniquement liées au crime organisé.

L’ex-procureur est ainsi l’architecte d’un mensonge officiel effroyable, présenté sous le gouvernement de l’ex-président Enrique Peña Nieto comme étant la « vérité historique ». Ce mensonge officiel se fondait sur la fabrication de preuves – révélées par le GIEI en mars 2022 – et alla même jusqu’à « identifier » des restes de corps calcinés retrouvés dans un dépotoir comme étant ceux des 43, accusant ces derniers d’être impliqués dans une guerre entre narcotrafiquants.

Pourtant, comme l’ont démontré les experts du GIEI en 2016 avant d’être expulsés du Mexique par l’ancien président, rien n’était plus faux. Non seulement les corps calcinés du dépotoir ne correspondaient pas à l’ADN des étudiants, mais ces derniers, loin d’être des trafiquants, étaient engagés dans diverses organisations, notamment pour l’environnement. Comme l’ont soutenu sans relâche leurs parents et avocats malgré des menaces et violences constantes les obligeant à vivre dans l’école d’Ayotzinapa depuis 2014, la disparition forcée des 43 a été orchestrée par des agents de l’État, en alliance avec leurs hommes de main, parce que le militantisme de ces jeunes dérangeait. Les 43 tentaient d’ailleurs de se rendre à une manifestation nationale contre l’impunité à Mexico, pour dénoncer l’assassinat de deux de leurs compagnons en 2012.

Tout comme des milliers de personnes en Amérique latine, les 43 d’Ayotzinapa ont été ainsi victimes de ce qu’on appelle la criminalisation de la défense des droits2, qui consiste à présenter les défenseurs comme des criminels, les exposant à la violence.

Ainsi, l’arrestation historique de l’ex-procureur Murillo Karam et de ses complices pour la tragédie des 43 étudiants porte plusieurs effets majeurs. Non seulement l’inculpation d’agents de l’État vient ébranler l’édifice de l’impunité au Mexique – objet de préoccupations du gouvernement canadien et de nombreux citoyens –, mais les raisons ayant mené à la disparition forcée des 43 étudiants sont enfin dévoilées.

L’Amérique latine étant le continent le plus touché par la violence contre les défenseurs des droits, selon le Rapport 2021 de l’ONU sur la situation des défenseurs des droits, la vérité sur ce cas pourrait aussi faire avancer d’autres causes importantes. Il y a quelques jours à peine, une autre décision historique, cette fois de la Cour suprême, ordonnait la fouille d’installations militaires du Guerrero pour retrouver les restes de deux autres disparus. Il y a donc une conjoncture sans précédent dans la lutte contre la violence et pour la justice au Mexique, redonnant espoir aux parents qui se rendent fidèlement à Mexico le 26 de chaque mois depuis septembre 2014, pour que le monde n’oublie pas leurs enfants et sache la vérité.

1. Regardez le documentaire Paver les chemins de la justice. Pour les étudiants d’Ayotzinapa 2. Consultez le site de l'Observatoire violence, criminalisation et démocratie 3. Consultez le rapport des Nations unies

* L’auteure est également directrice de l’Observatoire violence, criminalisation et démocratie (OVCD)

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