À Saint-Pétersbourg pour quelques semaines, le professeur Yakov Rabkin nous livre ses impressions dans une série de textes.

(Saint-Pétersbourg, Russie) Dans un article précédent, j’ai analysé l’effet de consolidation que les sanctions économiques occidentales contre la Russie ont eu sur les élites du pays. Aussi importantes soient les sanctions, la population est préoccupée plutôt par les questions de la vie quotidienne que par la géopolitique. Une de ces questions est l’emploi.

Le chômage a baissé de 4 à 3,9 % entre janvier et mai. Dans la région de Moscou, il est le plus faible (0,5 %), tandis que le Caucase du Nord affiche un taux de 11 %, le plus haut au pays. De nouveaux programmes mis en place cherchent à pallier d’éventuelles pertes d’emploi. On observe une augmentation de l’emploi dans les industries qui doivent remplacer des biens et équipements auparavant importés.

Même les enfants doivent sentir la colère de l’Occident : Lego vient de se retirer du pays.

Plus grave, le manque de composants importés a fait s’effondrer la production d’automobiles, dont beaucoup de marques étrangères sont assemblées en Russie.

Les travailleurs n’en ressentent pas encore toutes les conséquences. Il est logique que Vladimir Poutine ait expressément exhorté les producteurs d’automobiles à maintenir l’emploi.

Avtovaz, contrôlé par Renault et situé sur la Volga, continue de verser les salaires, mais a réduit la semaine de travail à quatre jours. Avtotor, qui assemble BMW et Kia à Kaliningrad, verse également des salaires réduits et, au cas où, a attribué aux travailleurs des terrains de 1000 m2 pour planter des légumes. Au début de l’été, la production a repris, mais à une échelle réduite. Alors que la Corée du Sud n’a pas imposé de sanctions, Kia veut s’assurer que les composants automobiles envoyés à Kaliningrad ne déclenchent pas de sanctions secondaires de la part des États-Unis. Pourtant, le propriétaire de l’usine trouve un avantage potentiel dans les sanctions. Il prévoit lancer la production souveraine de voitures électriques et éliminer progressivement les véhicules à combustion interne d’ici 2024.

Cet optimisme n’est pas partagé par un ouvrier de l’usine Volkswagen de Nijni Novgorod qui a déclaré à un média local qu’il achète le strict nécessaire et a dû annuler des vacances à la mer. Avec une hypothèque à payer, il s’inquiète en se souvenant de la vie en Union soviétique où le travail était garanti, tout comme les vacances et, plus tard, la pension de retraite. Mais, admet-il, il ne pouvait alors rêver de l’abondance et de la variété de biens qu’a amenées la société de consommation.

Tikhvine

Il y a quelques jours, je me suis rendu à Tikhvine, une vieille ville de 56 000 habitants, à quelque 200 km à l’est de Saint-Pétersbourg. J’y suis allé visiter la maison natale, aujourd’hui transformée en musée, de Nikolaï Rimsky-Korsakov, célèbre compositeur classique qui utilisait souvent des motifs folkloriques russes dans ses œuvres. Or, au-delà de la tranquillité du musée, la ville vit dans l’inquiétude. Les 8000 travailleurs de l’entreprise locale de matériel ferroviaire roulant s’attendent à des pertes d’emplois en raison de la disparition des pièces américaines pour la production de roulements à billes à cassette. Jusqu’à présent, l’usine paie les ouvriers, mais ceux-ci craignent le pire. Autre choc : la fermeture d’une usine locale qui fabriquait des meubles pour IKEA. Certains travailleurs raflent de petits boulots, comme la réparation de datchas (maisons de campagne). D’autres espèrent cueillir et vendre des champignons et des baies.

Le gouvernement reste fermement attaché à l’entreprise privée. Les appels à la nationalisation d’industries clés tombent dans l’oreille d’un sourd, Poutine professant la confiance dans le système capitaliste et la déréglementation.

Une loi supprimant certains droits stipulés dans le Code du travail vient d’être adoptée. Les militants syndicaux avec qui j’ai parlé redoutent l’aggravation de l’injustice économique dans un pays où la taxation progressive n’existe pas et l’impôt sur le revenu des personnes physiques est de 13 % pour tous. En conséquence, les travailleurs s’organisent. Récemment, dans l’Oural, les livreurs d’Ozon, le géant de l’internet dont le nom et le modèle économique sont inspirés d’Amazon, ont obtenu, en menaçant d'une grève, gain de cause lorsque la direction, invoquant « la crise », a voulu réduire de moitié leur rémunération (actuellement 80 roubles, soit environ 1, 80 $ par article livré).

Les effets des sanctions occidentales sont ressentis par les plus vulnérables, que ce soit en Russie ou en Asie et en Afrique, qui sont confrontées à une crise alimentaire. En Occident, beaucoup s’attendent à ce que le mécontentement de la population force le gouvernement à se retirer de l’Ukraine. Des objectifs politiques de ce genre, tout en infligeant des souffrances à leur population, n’ont jamais été réalisés, même dans de petits pays. On verra si les sanctions forceront la main du gouvernement dans un pays de 147 millions d’habitants répartis sur 11 fuseaux horaires, mais qui, contrairement à Cuba ou à la Corée du Nord, n’a pas d’idéologie unificatrice.

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