À Saint-Pétersbourg pour quelques semaines, le professeur Yakov Rabkin nous livre ses impressions dans une série de textes.

(Saint-Pétersbourg, Russie) Mon arrivée à Saint-Pétersbourg a coïncidé avec la célébration du 350e anniversaire de Pierre le Grand, le fondateur de cette ville qui a changé le cours de l’histoire de la Russie, transformant le pays en un empire dont il est devenu l’empereur. La ville qui porte à nouveau son nom (elle s’appelait Leningrad entre 1924 et 1991) a été fondée sur le territoire conquis au cours d’une guerre avec la Suède.

Vladimir Poutine, originaire de Leningrad, n’a pas manqué l’occasion d’intégrer cet anniversaire dans son agenda actuel. « Vous pourriez penser qu’en se battant avec la Suède il s’emparait de ses terres », a déclaré Poutine, en faisant référence aux guerres du Nord que Pierre le Grand a lancées au début du XVIIIe siècle pour forger un nouvel empire russe. « Mais il ne s’en emparait pas, il les récupérait ! », a déclaré Poutine, en faisant valoir que les Slaves avaient vécu dans la région pendant des siècles. « Il semble qu’il nous incombe, à nous aussi, de récupérer… », a conclu le président russe, faisant allusion à l’Ukraine.

C’est sous Pierre le Grand que la Russie est devenue une grande puissance européenne en acquérant l’accès aux mers Baltique et d’Azov. Il a bâti une bureaucratie moderne, une armée robuste et une marine redoutable.

Même si la Russie avait participé au commerce européen avant lui, il en a fait un acteur indispensable sur le plan politique et militaire. L’armée russe a vaincu la Grande Armée de Napoléon et est entrée dans Paris en 1814. L’armée russe est venue au secours des empires européens tout au long du XIXe siècle. Sa participation à la Première Guerre mondiale a attiré les troupes allemandes afin d’alléger la situation des armées française et britannique en 1914-1916. Quelques décennies plus tard, c’est l’armée soviétique qui a frustré l’assaut de l’Allemagne nazie et ses alliés européens en 1941 et, au prix de 27 millions de morts, en a assuré la défaite.

Le pays était signataire des accords d’Helsinki en 1975 qui ont stabilisé l’architecture de sécurité européenne. Or, le démantèlement de l’URSS a privé la Russie postsoviétique du statut de grande puissance. Poutine a tenté de le retrouver par des moyens diplomatiques, mais ceux qu’il avait l’habitude d’appeler « nos partenaires occidentaux » l’ont repoussé à maintes reprises, aussi récemment qu’en décembre 2021 et en janvier 2022. S’il est vrai que la Russie postsoviétique est moins vaste que l’URSS, Saint-Pétersbourg reste plus proche de Montréal que de Vladivostok, sur le flanc oriental du pays.

Ouverture à l’Europe

Pierre imposait la modernisation avec une force impitoyable, en introduisant des manières et des institutions européennes à un pays réticent. On lui attribue le mérite d’avoir ouvert la Russie à l’Europe sur le plan économique, scientifique, technologique et culturel. Denis Diderot et Johann Strauss font partie des célébrités qui ont vécu et travaillé à Saint-Pétersbourg. Même Staline, l’apôtre de l’autarcie, fit venir des milliers d’ingénieurs occidentaux pour renforcer l’ossature de l’économie soviétique. Gorbatchev et Eltsine montraient un enthousiasme passionné pour tout ce qui est occidental (l’absorption massive d’américanismes dans la langue russe durant leurs mandats mériterait un traitement à part). Cette relation avec l’Occident a pris fin brutalement lorsque les chars russes ont pénétré l’Ukraine en février 2022. La Russie est désormais boudée par les gouvernements, les entreprises, les institutions culturelles et les citoyens occidentaux.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEUR

Des concerts de musique du début du XVIIIe siècle, avec des interprètes en costumes d’époque, ont lieu à Saint-Pétersbourg à l’occasion des célébrations du 350e anniversaire de Pierre le Grand.

Les célébrations en l’honneur de Pierre le Grand comprennent des centaines de conférences, de concerts, de spectacles, de films et de séries télévisées. J’ai regardé par hasard un vieux film biographique en noir et blanc réalisé dans les années 1930. Ce qui m’a frappé, ce n’est pas seulement le superbe jeu des acteurs, mais aussi la continuité des préoccupations de politique étrangère.

Dans le film, Pierre le Grand remarque que la Grande-Bretagne essaie d’impliquer la Russie dans les guerres tout en restant elle-même spectatrice.

Dans un autre commentaire, l’empereur met en garde contre les projets occidentaux visant à démembrer la Russie « en petites principautés ». Aujourd’hui, les médias occidentaux discutent régulièrement d’un effondrement éventuel de la Fédération de Russie.

Les chercheurs et les médias russes remettent en question l’héritage de Pierre le Grand. Les opposants russes de l’occidentalisation, très articulés depuis trois siècles, semblent plus influents aujourd’hui. Ils appellent à une réorientation vers l’Asie, dynamique et industrieuse, vers un nouveau monde dans lequel « l’Occident collectif » qui dominait le monde serait remis à sa place.

La célébration du premier empereur russe est loin d’être une adulation sans critique. Pendant que des concerts de musique du début du XVIIIe siècle, avec des interprètes en costumes d’époque, ont lieu dans toute la ville, un débat sérieux se poursuit dans les pages des médias russes et au sein de prestigieux instituts de recherche quant à la pertinence de l’orientation occidentale de Pierre le Grand.

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