Je l’appelle Alain pour simplifier : j’écris cette lettre dans son dos, sans son consentement. En fait je l’écris sous ses pieds : mon plafond est son plancher, et je l’entends présentement se faire un café dans sa cuisine. Je l’entends d’ailleurs bien moins que je ne l’imagine, car c’est plutôt bien insonorisé ici.

J’habite un appartement de sept pièces au cœur de Villeray, dans lequel j’ai emménagé en couple en 2016 et que j’ai continué d’habiter après ma rupture en 2019. J’ai trois chambres fermées, un gigantesque salon double, une cuisine pleine de soleil, une terrasse couverte avec vue sur ruelle verte… J’ai un chat, et des colocataires à court ou moyen terme de temps en temps. Je paie 1080 $ de loyer par mois. C’est énorme. C’est magique. C’est un montant qui me paraît adéquat, même si c’est énorme pour moi seule et magique dans les circonstances actuelles de crise dans l’accès au logement.

Alain, c’est mon propriétaire. Mon chez-moi est dans son triplex, et je suis bien. Je suis à l’aise de lui mentionner ce qui doit être ajusté ou réparé. Réponses instantanées, plusieurs dépannages, quelques rénovations, services rendus : il est présent, disponible et cohérent. Non seulement je n’ai jamais eu une seule augmentation, mais j’ai même eu droit, en plein cœur de la pandémie, à un mois de loyer gratuit – parce que je sais que ce n’est pas facile pour les artistes présentement, qu’il m’a dit, et que c’est ma manière de te dire que je t’apprécie comme locataire.

Pas la peine de me le demander : je ne bougerai jamais d’ici. Je ne souhaite en rien délaisser mon lieu de vie, ce lieu de bienveillance dans lequel j’ai ma place, ce lieu de reconnaissance dans lequel je suis. C’est ça.

Je crois qu’il me reconnaît, Alain. Chez moi, je ne suis pas un numéro. Pas une cliente, pas un pion qui permet à d’autres pions cavaliers de mieux régner dans l’échiquier immobilier. J’ai l’impression d’être Véronique, avec une histoire, un quotidien et des projets qu’il connaît et considère.

De toute façon, je n’ai pas les moyens de déménager dans un trois et demi. Je change de sujet : penser un instant perdre mon appart me glace le sang.

J’ai des amies qui ont des duplex, d’autres qui ont des taudis. Et il y a moi, avec mon appartement normalement entretenu, mon loyer normalement stable et mon propriétaire normalement gentil. J’écris cette lettre exactement pour publier cette idée : ma situation est tout à fait normale. De mon point de vue, Alain gère sa propriété d’une manière simple, banale. Éthique et humaine. Il le fait dans l’ombre d’une ville qui ne sait plus comment s’accueillir elle-même chez elle. Et il y œuvre dans le privé de chez lui, sans tambour ni trompette, sans le crier sur tous les toits, sans l’afficher sur les réseaux sociaux.

Il me semble que la flotte de logements montréalais n’est qu’à quelques dizaines, qu’à quelques centaines de proprios comme Alain de mettre la tête hors de l’eau. Je sais, c’est plus compliqué que ça. Il y a l’économie et les dettes, les taxes et la loi. Il y a les pauvres gens aisés qui veulent étendre leurs aises par-dessus la survie écrasée des autres. Je ne veux pas l’entendre. Si ce qu’on me réplique ne donne pas à tout le monde un logement décent à prix assez décent pour qu’on puisse manger et penser décemment, je répète, je ne veux pas l’entendre. C’est tout. Et merci, Alain, d’avoir compris.

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