« L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité, c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. » – Samuel Beckett1

L’alerte déclenchée il y a quelques décennies continue de retentir bien que des solutions existent pour prévenir l’itinérance, pour contrer la détresse de jeunes qui sortent des centres jeunesse sans filet de sécurité, qui se retrouvent à la rue, ou qui éprouvent des difficultés importantes dans leur milieu familial ou au cours de leur développement à point donné. Des jeunes pour qui la traversée de l’adolescence est trop souvent ponctuée de prises de risque aléatoires mettant en péril la transition à l’âge adulte.

J’ai travaillé plus de 20 ans au sein d’une équipe dite de proximité pour accueillir, écouter, accompagner, soigner et stimuler les compétences des jeunes en situation de très grande précarité, sans-abri ou à risque d’itinérance2, afin qu’ils puissent trouver un rêve et ne pas désespérer d’avoir une place dans notre société3. Si j’ai pu être utile, à l’instar de mes collègues intervenants, c’est que j’ai d’abord accepté de remettre en question mes préconceptions et de ne pas tout savoir à leur place. C’est aussi que j’ai accepté de rencontrer leurs parents, leurs proches, leurs ami.e.s et toute autre personne significative dans leur parcours. Accepté d’apprendre de l’expérience vécue de ces jeunes confrontés à de multiples défis d’adaptation et dont une grande proportion a appris à survivre aux épreuves d’une manière créative et souvent paradoxale (ex. : s’organiser pour ne pas ressentir la fatigue ou la faim, c’est très adaptatif quand on ne sait pas quand on pourra manger ou s’endormir dans un lieu sécuritaire, mais ça peut mener, à court ou à moyen termes, à développer plusieurs problèmes de santé et judiciaires).

Avec mes collègues, j’ai appris et réappris à leur contact beaucoup de choses. J’ai réappris qu’un visage, quel qu’il soit, est toujours un paysage ou un pays4 à redécouvrir et à illuminer, révélateur de compétences sous-estimées ou méconnues, de créativité insoupçonnée, de courage inspirant.

J’ai renforcé ma conviction quant au nécessaire recours à une approche interdisciplinaire, holistique et inclusive qui reconnaît ces jeunes, ainsi que toute personne significative dans leur parcours, comme des partenaires à part entière dans la réflexion et la recherche de solutions urgentes et durables en réponse à leurs besoins complexes : nous trouvons comment faire lorsque nous reconnaissons leur pouvoir d’action et que nous nous permettons de chercher avec eux.

J’ai appris qu’un classement vertical (ou hiérarchique) des expertises (scientifique, institutionnelle, communautaire, clinique, individuelle) cloisonne souvent les savoirs dans des catégories trop étanches qui favorisent la pensée en silo, ne servent pas la circulation des échanges ni la répartition du pouvoir de parole. J’ai expérimenté qu’il en va tout autrement d’une communauté de travail de type horizontal, plus flexible et démocratique, qui ne valorise pas un savoir aux dépens d’un autre tout en permettant une orchestration plus aisée de la prise de parole entre les intelligences et les sensibilités rassemblées.

La reconnaissance de l’expertise des parties directement concernées n’est pas un caprice ni une mode transitoire. De multiples expériences cliniques réalisées sur le terrain ainsi que des recherches rendent compte des volontés exprimées par les jeunes eux-mêmes et leurs familles5.

En acceptant de faire autrement, notre créativité collective se voit stimulée par des idées auxquelles nous n’avions pas pensé au départ. Parmi les principes d’action identifiés, nous savons qu’il faut aller vers les personnes, être à proximité des lieux de vie fréquentés par ces jeunes et nous rendre disponibles, faire preuve d’empathie, de curiosité et d’humilité, tisser un lien et créer des alliances avec leurs proches et la communauté élargie, valoriser une approche adaptée à leurs valeurs, besoins et objectifs, stimuler leurs intérêts en leur donnant accès à l’instruction, au travail et à la culture : activités artistiques, sportives et de plein air, musique, théâtre, danse, écriture, ateliers de travail, entre autres6.

On ne sort pas indemne des rencontres avec de jeunes survivants de l’extrême adversité : l’urgence d’agir contre la désespérance ne vous quitte plus, jamais. Une éthique de solidarité et de coopération requise par l’intervention de crise s’inscrit dans votre quotidien. Prévenir l’itinérance est une urgence liée intimement à d’autres thèmes récurrents de l’actualité qui requièrent tout autant des interventions novatrices et systémiques (santé mentale, suicide, intimidation, pauvreté, judiciarisation, criminalité, urgence climatique). Une urgence qui participe de notre propre survie et de notre dignité humaine et qui requiert un changement de cap dans nos façons d’intervenir et de penser, que ça nous plaise ou non.

1 Beckett, S. (1952). En attendant Godot. Paris : Les Éditions de minuit.

2 D’autres concepts sont souvent dilués dans le terme itinérance : l’errance (affective, identitaire), l’exclusion sociale, l’auto-exclusion (rejet de soi), l’abandon de soi, la marginalisation (désirée, subie ou choisie par défaut).

3 Voir le film de Manon Barbeau (1999) : L’armée de l’ombre

4 Référence aux citations de Colette et de Gilles Vigneault.

5 ACCESS Esprits ouverts/Open Minds ; CREVAJ ; GRIJA ; parmi d’autres à travers le monde.

6 Aubin, D. (2008). Les jeunes en difficulté – une invitation à la créativité. Psychologie Québec, 25 (2), 24-27.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion