À Saint-Pétersbourg (Russie) pour quelques semaines, le professeur Yakov Rabkin nous livre dans une série de textes ses impressions à travers le témoignage de la population locale. Bonne lecture.

(Saint-Pétersbourg, Russie) Un profond changement politique, économique et culturel, une vraie révolution mise en branle par le haut, se produit dans le pays depuis quatre mois.

L’éventail des opinions exprimées publiquement s’est considérablement élargi dans les médias depuis l’attaque du 24 février qui a plongé des élites politiques, intellectuelles et économiques en état de choc. Aujourd’hui, ce n’est plus la décision du Kremlin de recourir à la force militaire contre son voisin qui est en cause. C’est le blocus économique, scientifique et technologique de la Russie qui crée un sentiment patriotique, même parmi ceux qui n’auraient pas approuvé a priori le déploiement de troupes en Ukraine.

Mais même les partisans convaincus de l’action militaire, y compris les commentateurs populaires de radio et télévision comme Mikheïev ou Soloviov, expriment des critiques à l’égard de l’opération armée. Elles peuvent porter sur l’incapacité à détruire à la frontière même les armes occidentales qui entrent en Ukraine par la Pologne. D’autres reprochent aux forces armées de ne pas avoir utilisé leur contrôle de l’espace aérien ukrainien pour arrêter le défilé des hauts fonctionnaires occidentaux à Kyiv.

Ce n’est pas seulement l’éventail des opinions qui s’est élargi, mais aussi la terminologie. Un article récent paru dans la prestigieuse revue moscovite Russia in Global Affairs était intitulé La première grande guerre du XXIe siècle. Le mot « guerre » était autrefois officiellement proscrit au profit d’« opération militaire spéciale ». Mais l’article mérite l’attention et pas seulement en raison de son titre « audacieux ».

L’auteur, Vassili Kachine, de l’École supérieure d’économie, fait valoir que ce conflit se distingue de tous les conflits militaires depuis la Seconde Guerre mondiale en ce qu’il n’y a pas d’avantage prépondérant d’un côté, comme dans l’invasion américaine de l’Irak. Il souligne le nombre excessif d’unités aéroportées par rapport aux forces terrestres « lourdes » et affirme que ce déséquilibre compromet l’efficacité des opérations en Ukraine. Des mots encore plus durs sont réservés à « la marine hypertrophiée, coûteuse et vétuste », dont le concept (et un bon nombre de navires) a été hérité de l’Union soviétique. L’armée de l’air n’en sort pas non plus indemne. Elle est jugée inadéquate pour exécuter des opérations comme les bombardements américains sur l’Irak en 1991 ou la Yougoslavie en 1999, car elle constitue seulement 15 % de l’aviation américaine déployée sur ces deux théâtres.

Des critiques similaires sont adressées au manque de drones et d’équipements de communication, ainsi qu’aux problèmes de collecte de renseignements qui empêchent l’utilisation efficace d’une artillerie pourtant supérieure. Les trousses médicales personnelles des soldats russes sont simplement qualifiées de « misérables ». Implicitement, la critique ne s’adresse pas tant aux militaires du pays qu’à l’échelon politique qui a fixé les objectifs de l’opération au mépris de l’état réel des forces armées. « Depuis le début, la Russie n’a jamais eu les forces nécessaires pour une victoire rapide, et elle ne les a pas maintenant. »

Ce type d’analyse franche s’accompagne du ralliement d’élites par ailleurs pro-occidentales derrière le Kremlin. L’une des raisons pour lesquelles l’opération militaire russe a été préparée dans un tel secret serait la résistance à laquelle on s’attendait de la part des milieux d’affaires et intellectuels russes, largement mondialisés.

Pourtant, certains de ceux qui ont déploré le déclenchement du conflit militaire défendent leur pays maintenant que les puissances occidentales et leurs alliés à Kyiv ont déclaré leur objectif d’affaiblir, voire de démembrer la Russie.

Un bon exemple est le politologue Dmitri Trenin, directeur du Centre Carnegie à Moscou avant que le gouvernement russe ne le ferme en avril. Un pro-occidental réputé, il a écrit en mai que « l’existence même de la Russie est en danger ». Plus récemment, dans une entrevue au New York Times, il définit « un succès stratégique en Ukraine » comme l’objectif le plus important de son pays. Il plaide pour une réorientation du pays vers une économie plus efficace et une plus grande justice sociale.

Le directeur du célèbre musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, Mikhaïl Piotrovski, en affirmant que « nous sommes indissolublement liés à l’Europe », rappelle que d’autres pays européens ont mené de nombreuses guerres à travers l’histoire. Comme bon nombre d’intellectuels russes, il appelle à resserrer les rangs et à poursuivre un travail calme et normal alors que le pays entre dans une nouvelle ère.

Leur sévérité sans précédent fait apparaître les sanctions occidentales comme un moyen de détruire la Russie. Cette perception est largement partagée parmi les élites et explique leur identification croissante avec l’État et son destin. Il s’agit de personnes branchées et informées, et non de victimes de la propagande officielle. Si certains Russes éminents ont quitté le pays et dénoncent ses actions en Ukraine, une grande partie de l’élite du pays s’est ralliée au drapeau tricolore.

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