Le ministre Simon Jolin-Barrette a récemment largué une bombe dans l’espace public en appelant de ses vœux une « conversation collective » sur l’architecture constitutionnelle de l’État québécois. Il a notamment émis le souhait que les atteintes aux droits par les lois du Québec soient évaluées uniquement en fonction de la Charte québécoise plutôt qu’à la lumière des deux chartes, comme c’est le cas actuellement.

Le ministre parle également de « souveraineté parlementaire », d’un rééquilibrage entre les droits individuels et collectifs, de la nécessité d’amender la Charte québécoise ou d’y déroger lorsque le « contrat moral » est en jeu.

Les transformations esquissées touchent à la définition même des pouvoirs de l’État, ainsi qu’aux rapports entre les trois branches du pouvoir. Si le ministre est sérieux dans ses intentions, il a le devoir d’élaborer sa doctrine constitutionnelle dans un livre blanc. On connaît déjà des professeurs de droit qui ne demanderont pas mieux que de l’aider dans cette tâche.

« Affaiblir le système de poids et contrepoids »

Le ministre voudrait que le Québec se « gouverne uniquement en fonction de la Charte québécoise ». Que cela signifie-t-il ? Veut-il conserver une forme véritable de contrôle de la constitutionnalité des lois, ou veut-il instaurer un système de souveraineté parlementaire pure en vertu duquel les élus évaluent eux-mêmes l’impact des lois qu’ils adoptent sur les droits des citoyens ?

Dans l’abstrait, une seule charte des droits peut bien entendu suffire. Dans notre ordre constitutionnel, toutefois, le gouvernement peut user de la disposition de dérogation avant même l’examen de la constitutionnalité des lois.

En plus, une simple majorité parlementaire permet au parti au pouvoir d’amender la Charte québécoise afin de la rendre compatible avec les lois qu’il adopte.

Le gouvernement du Québec ne peut pas empêcher des citoyens canadiens de faire valoir leurs droits sur la base de la Charte canadienne. Même s’il pouvait le faire, la proposition du ministre serait non recevable si elle n’était pas au minimum accompagnée d’une révision de la formule d’amendement de la Charte québécoise et d’un encadrement serré du pouvoir de dérogation.

La réaction des laudateurs du ministre jusqu’ici est : faisons confiance aux parlementaires québécois ; ils sont tout aussi capables de défendre les droits que les juges, « nommés par Ottawa » de surcroît ! Soyons clairs : « parlementaires » signifie en pratique « membre du Conseil des ministres », car les « simples députés » doivent généralement respecter la ligne de parti et les élus des parti de l’opposition ne peuvent bloquer les décisions d’un gouvernement majoritaire.

La proposition revient ainsi à confier la protection des droits fondamentaux au pouvoir exécutif, affaiblissant ainsi le pouvoir judiciaire. Ce n’est pas être catastrophiste que de rappeler que c’est précisément ce que font les gouvernements autoritaires en vogue à travers le monde.

Mon propos n’est pas de dire que le ministre s’inspire secrètement du gouvernement Orbán en Hongrie, mais plutôt de souligner que la philosophie politique et constitutionnelle sous-jacente à ses propositions aurait pour effet d’affaiblir le système de poids et contrepoids inscrit dans nos institutions démocratiques.

Compréhension politique réaliste

Or, si les philosophes politiques les plus influents de la période moderne ont accordé une importance vitale au design institutionnel et à la séparation des pouvoirs, c’est en raison de leur compréhension réaliste de la nature humaine et des rapports politiques. Les êtres humains ne sont pas des anges et la politique est faite de rapports de pouvoir, parfois de domination. Il n’y a malheureusement pas d’exceptionnalisme québécois en la matière. Nul besoin d’être aussi pessimiste qu’un Machiavel pour comprendre qu’une maxime comme « il faut faire confiance aux élus » témoigne d’une stupéfiante frivolité.

Ce n’est donc pas manquer de respect envers les élus que d’insister sur le rôle irremplaçable des normes et des institutions de l’État de droit dans la réalisation des principes démocratiques. La fierté n’est pas une philosophie politique.

Il est révélateur que tant les philosophes libéraux défendant l’universalité des droits de la personne que les républicains considèrent que la définition et la répartition des pouvoirs est la question centrale de la théorie politique. De Cicéron à Hannah Arendt, en passant par les rédacteurs de la Constitution américaine et Tocqueville, la séparation des pouvoirs a été pensée comme l’un des moyens institutionnels essentiels à la liberté politique et à la protection contre la tyrannie. Une trop grande concentration des pouvoirs d’écrire les lois, de les exécuter et de les juger risque de nous faire « tout perdre », écrivait Montesquieu. Un vrai républicain soutient qu’il ne faut pas miser sur la grandeur morale des acteurs politiques, mais bien sur des institutions conçues pour réduire les risques de domination.

Il faut savoir gré au ministre Jolin-Barrette d’avoir compris qu’une « conversation collective » est nécessaire à toute modification importante de notre architecture institutionnelle. Nous serons nombreux à y prendre part.

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