Dix ans depuis ma dénonciation du cirque de la Formule 1 qui débarque à Montréal comme un conquérant⁠1 avant les solstices d’été. Quinze ans de : je ne veux pas me vendre à perte d’âme en girlfriend experience sous des drapeaux de course avant la Sainte-Anne. Ni subir le matraquage du profit par un enfilement de queues ayant comme langue commune le pouvoir de l’argent au lit.

Dix longues années après le slogan étudiant : « Charest, tu ris, mais check ben ton Grand Prix », puis la répression, aussi éloquente qu’inaudible, sur ma vie et sa quête de libération. Et le restant de ma vie pour vous dire l’éternité d’une manifestation contre le tourisme sexuel et les gentlemen du gisement.

Autrefois criminalisée, encore excommuniée aujourd’hui

Déjà, je sais qu’ici je dois vous demander pardon. En honteuse pécheresse ou en victime irraisonnable, je commets l’affront de ne pas, d’entrée de jeu, louer la chance — non, la bénédiction – d’avoir reçu la douce caresse de la pitié lorsque ce n’était pas celle de la charité. Suis-je bête ! Je ne suis qu’une nécessiteuse de mauvaise vie osant impétueusement contester une morale néomissionnaire incapacitante et perpétuellement réifiée par charlatanisme ou prêchage de bonne nouvelle.

Certes, j’ai pu jouir du privilège de l’attention médiatique. Après tout, j’ai eu l’honneur de sourire bonnement aux caméras pour terminer dans les interstices d’un guide de responsabilité sociale du trafic humain.

Étant à la fois anti-martyre canadienne et stratège autochtone ignorée, mon exploit de sauvagesse domestiquée fut de combler le voyeurisme tout en parvenant à mes fins pour combler ma faim.

Scrutez-moi dans ma putasserie naturelle, documentez sans moi le cannibalisme marquant ma peau, mesurez à tâtons ma misère alors que je connais par cœur l’Homme debout, ses malédictions et ses ravages. Malgré le déni de justice forçant la zombification, je suis autant maudite qu’ancestralement immunisée par la pensée proxénète.

Le chant des sirènes étouffé par la foule

En vérité, il y a peu de choses finalement qui me distinguent de ces ambassadrices de la destruction se pavanant rue Crescent. Tout comme elles, on se fiche toujours royalement de ma véritable parole ou des capacités de mon esprit. Rebaptisée TEEN ESCORT, on me porte en mascotte figée dans le temps en me forçant à assister du trou du souffleur à mon propre spectacle.

Transformé en image déposée d’elle-même, mon emblème sert, d’un côté, à rassurer autrui sur l’idée d’un monde juste et, de l’autre, à mousser la carrière des vraies femmes, celles à qui l’on reconnaît au moins le droit d’avoir des sentiments complexes sinon, au mieux, une capacité d’action. Pourriez-vous donc, maîtres, avoir l’obligeance de remarquer que je suis, tout compte fait, une squaw instruite sachant autant scalper qu’aimer ? Sachez que je sais que je ne suis pas seule.

Près de 50 ans plus tard, la pensée de Colette Guillaumin, féministe matérialiste française et militante antiraciste, demeure cruellement d’actualité. Elle écrivait que pour nous aider à cultiver le fantasme que les femmes ne sont pas banalement des objets, « tous les moyens sont bons. Même les histoires. Depuis la passion jusqu’à la tendresse, depuis le silence prudent jusqu’au mensonge caractérisé, et de toute façon, des fleurs, des décorations, toujours disponibles pour couronner le front du bétail les jours de fêtes ou de foires. Et si cela ne suffit pas (et cela ne suffit pas en effet), de la violence physique à la Loi, il y a encore moyen de tenter de nous empêcher de nous en mêler ».

Dans la nuit, la « race des femmes payantes » nous éclaire

Envers et contre tous, je prends à bras-le-corps ce mépris collectif sans cesse renouvelé à l’endroit de notre sexe sacrifié pour la joie des uns et l’argent des autres. Brûlée vive sur mon trône d’or fleurdelisé, coiffée de mon diadème de lumpenprolétaire désautochtonisée, j’expose au grand jour avec ma plume d’Indienne la théologie de la « petite voie » des prostituées.

Face à la putophobie néocoloniale, le courage, l’humilité et la sagesse sont des enseignements qui accompagnent enfin dans la grâce tous mes faits et gestes. À vrai dire, l’espoir que ces apprentissages parviennent à la société est une flamme éternelle allumée par des millions de survivantes depuis des siècles. Il n’en tient qu’au monde d’y puiser, à l’avenir, cette lumière et sa puissance d’amour. Prenez, et mangez-en tous : ceci est le corps des Vierges noires de la Belle Province livré pour vous.

1. Lisez le texte de Rima Elkouri : « Industrie du sexe : s’en sortir malgré les embûches » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion