Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a tenu ces derniers jours des propos qui auraient dû soulever la controverse. Les médias et les politiciens ont beaucoup parlé des déclarations du premier ministre, François Legault, au sujet de la « louisianisation » du Québec, mais les paroles prononcées par M. Jolin-Barrette portent bien plus à conséquence.

Je cite Le Journal de Québec : « Pour le ministre de la Justice, les lois du Québec devraient être évaluées en fonction de la Charte québécoise des droits et libertés, plutôt que de celle imposée par Ottawa lors du rapatriement de la Constitution en 1982. “Cette Charte [canadienne] des droits et libertés, elle n’a pas été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec. Donc, il y a un déficit de légitimité”, souligne-t-il. »

Ai-je bien compris que le ministre de la Justice suggère que dorénavant, les lois québécoises ignorent la Charte canadienne des droits et libertés ?

La seule façon de parvenir à ce résultat serait que chaque loi adoptée par l’Assemblée nationale comporte l’utilisation d’une disposition de dérogation de vaste portée, telle celle enchâssée dans les lois 21 et 96. Si telle est l’intention de la CAQ, c’est grave.

Il est vrai que la Charte canadienne fait partie de l’ensemble constitutionnel imposé au Québec en 1982, sans l’aval de l’Assemblée nationale. Cependant, la Charte elle-même a toujours joui d’un fort appui au sein de la population québécoise. Il y a quelques années, un sondage mené par CROP avait mesuré cet appui à pas moins de 88 %.

Se soustraire aux effets de la Charte canadienne au profit de la Charte québécoise fait une grande différence en ce qui a trait à la protection des droits fondamentaux des Québécois. La Charte canadienne ne peut être modifiée que par un amendement constitutionnel. Autrement dit, en changer le texte est très difficile.

La Charte québécoise, elle, est une loi ordinaire ; il suffit d’une majorité simple à l’Assemblée nationale pour en changer le texte. Cette faiblesse de la loi québécoise avait amené le péquiste Jacques-Yvan Morin, spécialiste du droit constitutionnel, à exprimer sa déception au moment de son adoption, en 1975 : « Appelons-la tout simplement par son nom ; c’est une simple loi parmi d’autres. Ce n’est pas une charte. Il n’y a rien qui distingue cette loi des autres lois que nous allons adopter par la suite ou des lois déjà votées par cette Assemblée. »

Suivons le raisonnement de M. Jolin-Barrette jusqu’au bout. Il souhaite donc que les lois du Québec soient adoptées en écartant la Charte canadienne au profit de la Charte québécoise. Mais ce n’est pas tout. La Charte québécoise elle-même devrait être écartée — comme on l’a fait dans les cas des lois 21 et 96 — suivant la volonté d’une majorité simple à l’Assemblée nationale. Je cite toujours Le Journal de Québec : « Lorsque le “modèle de vivre-ensemble québécois” ou la langue française est en danger, “ce n’est pas aux tribunaux à définir le contrat moral, le contrat de vivre-ensemble, c’est aux élus de l’Assemblée nationale à le faire”. »

Autrement dit, chaque fois qu’il s’agit du « vivre-ensemble québécois » ou de la langue, les droits de la personne seront écartés pour laisser toute la place à la volonté du gouvernement du moment. Cela va à l’encontre du principe même de ces chartes, rien de moins.

En effet, le gouvernement Legault propose ici de tourner le dos à plus de 40 ans de jurisprudence et de décisions politiques, à Québec comme à Ottawa, fondées sur le principe qu’en matière de droits fondamentaux, les tribunaux ont le dernier mot, sauf circonstances exceptionnelles. M. Jolin-Barrette nous annonce maintenant que ces « circonstances exceptionnelles » se produiront régulièrement, c’est-à-dire chaque fois que le gouvernement de la CAQ trouvera des droits fondamentaux sur son chemin.

Compte tenu du caractère radical de ce virage, le premier ministre doit absolument clarifier les intentions de son gouvernement. Lorsqu’il a tenu ces propos, M. Jolin-Barrette parlait-il au nom du Conseil des ministres ? Si oui, comment la CAQ prévoit-elle consulter la population à ce sujet ? Le ministre de la Justice souhaite « une conversation collective » à ce sujet, qu’est-ce que cela signifie ? Enfin, qui prendra la décision ultime, et comment ?

La déclaration de M. Jolin-Barrette laisse entendre que le gouvernement Legault fera désormais du recours à la disposition de dérogation une affaire routinière. Si tel est le cas, les Québécois verront bientôt leurs droits fondamentaux moins bien protégés que les autres Canadiens. La protection offerte par les chartes, la québécoise comme la canadienne, sera pleine de trous. Est-ce vraiment ce que souhaitent les Québécois ?

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