Au Québec, cette année, le 14 mai ne devait être rien d’autre qu’une grande fête.

Après deux ans de pandémie, le masque baissait enfin l’échine face à la vie, les Québécois pouvaient enfin déceler un sourire sur les quelques intrigants regards apparus dans leur quotidien depuis mars 2020. Ils pouvaient même recommencer à observer autour d’eux et reconnaître les airs d’une époque que l’on croyait révolue.

À l’avenir, beaucoup de Québécois retiendront la date du 14 mai comme celle du retour à la normalité. L’écrivain François Blais, lui, a choisi cette journée pour renoncer à la vie.

Si le suicide du romancier québécois de 49 ans a été rapporté discrètement dans la presse, il a semé un choc chez ses lecteurs et dans le milieu littéraire aussi.

C’est que, comme dans beaucoup de sociétés, la figure de l’écrivain semble incomprise au Québec.

Généralement, le regard que l’on porte à l’endroit de l’écrivain est exagérément romantique. L’écrivain, c’est cet être qui plane et qui erre, cet être qu’il ne vaut pas la peine de prendre tout à fait au sérieux puisqu’il n’a pas complètement tourné le dos à l’enfance. C’est vrai, l’écrivain passe son temps à inventer des histoires, à jouer avec les mots ou avec des personnages. Au fond, l’écrivain a de la chance, peut se permettre d’être un peu nonchalant, car il ne « punche » pas ses heures, travaille le matin ou la nuit — c’est lui qui choisit.

C’est vrai qu’on pourrait bien lui demander comment il va une fois de temps en temps, mais il ne faudrait pas charrier. L’écrivain ne court aucun danger. À une autre époque, il pouvait encore retourner son crayon contre lui, mais il travaille aujourd’hui à un bureau, derrière un ordinateur, quand ce n’est pas carrément dans son lit à l’abri d’un bloc de ciment, des colères d’un patron ou encore d’un burn-out. L’écrivain est sympathique, au fond, l’écrivain est mignon. À bien y penser, il nous fait penser à cette tante, à cet ami ou à cette cousine qui écrit à l’occasion, quand ça lui dit. C’est ça, l’écrivain, c’est un peu n’importe qui.

Tout cela n’est pourtant rien d’autre qu’un mythe.

Les écrivains ne connaissent pas la facilité et n’écrivent pas que pour le plaisir. Ils n’appartiennent pas à cette espèce qui pratique la calligraphie, disait à peu près l’auteur juif Samuel Joseph Agnon. C’est que les écrivains sondent les humeurs du monde et sont du côté du malheur, osait ajouter Michel Houellebecq.

Quoi qu’en pensent les romantiques, lorsqu’un écrivain met fin à ses jours, ce devrait toujours être l’occasion de rappeler qu’écrire est une aventure douloureuse et épuisante qui présente plus de traits communs avec le sacrifice qu’avec la plaisance. On ne le répète pas suffisamment, mais l’imposante majorité des écrivains ne gagnent pas leur vie de l’écriture. François Blais, dont les romans ont pourtant circulé dans plusieurs écoles secondaires, travaillait de nuit comme concierge dans un centre commercial pour joindre les deux bouts. Quant aux écrivains qui ont la chance de vivre de leur plume, ils n’ont pas la vie facile pour autant. Pour tous les écrivains, l’écriture est un engagement constant, un travail d’observation que l’on ne suspend jamais. Écrire, c’est accepter une vie au service d’un idéal, une vie sans sommeil, une vie absurde même parfois.

Chez Hubert Aquin, Dédé Fortin, Nelly Arcan et François Blais — pour ne nommer que ceux-là —, l’écriture ressembla toute leur vie à une aventure ludique jusqu’à ce que leur mort soudaine nous fasse réaliser que l’écriture ne fait pas de quartier. Elle prend toujours tout de l’écrivain. S’il consent — et c’est souvent dans ce sacrifice qu’il trouve le seul bonheur de son existence — à s’offrir entièrement à elle, c’est que, contrairement à ce que nous imaginons trop souvent, l’écrivain n’écrit pas pour lui. L’écrivain travaille avant tout pour les autres. Et c’est cette lourde responsabilité qui est parfois trop lourde à porter.

Que la mémoire de François Blais soit ainsi honorée.

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