Depuis quelques jours, je suis assailli par des journalistes qui me demandent une réaction au propos de François Legault sur la possible « louisianisation » du Québec. Je ne suis pas suffisamment averti des nuances de la politique québécoise du moment pour comprendre sa motivation, mais sur le fond de son propos, je suis profondément d’accord.

Un peu d’histoire

Cependant, on ne peut pas comparer la Louisiane au Québec en matière de culture linguistique. L’historien en moi en profite pour donner un petit cours. La Louisiane fut vendue à Thomas Jefferson par Napoléon Bonaparte. La vente comprenait le tiers actuel des États-Unis. Pour confiner les franco-catholiques et mieux les contrôler, on a coupé le bas du territoire en le désignant « Orleans Territory », ce qui est devenu le 18e État des États-Unis en 1812. Sa constitution garantissait l’égalité du français et de l’anglais à la législature, mais – détail déterminant — la Cour suprême ne pouvait entendre que des cas plaidés en langue anglaise.

La guerre de Sécession a ruiné l’élite planteuse ainsi que le pays entier. Elle était le son de glas pour la culture franco-créole. Bien que les aristocrates francophones aient réussi à s’intégrer dans la nouvelle aristocratie américaine, leurs jours de gloire étaient derrière eux. L’identité des planteurs et leurs allégeances se sont adaptées à la nouvelle réalité post-bellum. En 1918, le quotidien L’Abeille de Nouvelle-Orléans, devenu le New Orleans Bee, dernier journal français, cesse de publier.

Le début du XXe siècle fut très difficile pour le français en Louisiane. La Constitution de l’État fut modifiée en 1920 pour bannir le français de la place publique. En 1916, la loi sur l’éducation fut promulguée. Elle n’interdisait pas spécifiquement le français, mais en obligeant tous les enfants d’être scolarisés, le résultat fut le même, car les écoles publiques étaient des institutions anglophones.

Les jeunes Cadiens unilingues francophones, comme mes parents, ont fait face à une assimilation brutale.

Le leadership de la communauté francophone, dorénavant entre les mains de l’élite planteuse, disparaît assez subitement. Ce qui a préservé la langue française en Louisiane n’est pas sa littérature ni ses chefs politiques, mais son isolement. Parlé dans les savanes d’élevage et les bateaux de pêche, ainsi que dans les maisons des Cadiennes, le français a pu résister à l’assimilation parce que la culture anglo-américaine ne pénétrait pas au fond de la prairie des Attakapas ni au bas du bayou Lafourche. Cela a changé avec l’arrivée de l’industrie pétrolière et la Deuxième Guerre mondiale.

Notre famille dysfonctionnelle de la francophonie nord-américaine

Si je m’éloigne du propos de M. Legault, c’est pour mettre en contexte sa comparaison qui, je trouve, manque de nuance, bien que fondée quelque part. Il ne vaudra pas mieux de comparer le Québec au Manitoba ni à l’Acadie, car chacune des communautés qui font partie de notre famille dysfonctionnelle de la francophonie nord-américaine a sa propre histoire et ses propres défis. Là où le propos de M. Legault résonne chez moi, c’est dans le fait que toutes nos communautés, y compris le Québec, font face à l’assimilation.

Je suis arrivé au Québec en 1974, vibrant avec la passion de la découverte de mon identité francophone. Je venais de découvrir l’histoire de mes ancêtres déportées grâce à l’histoire d’Acadiens, de Bona Arsenault (un Québécois de Bonaventure) et The Acadian Miracle, de Dudley Leblanc, homme politique louisianais, millionnaire et francophone militant.

L’histoire des Acadiens n’était pas et n’est toujours pas enseignée en Louisiane, et de l’apprendre avait l’effet d’une bombe qui explosait dans mon esprit. Arriver au Québec et découvrir une société où l’on pouvait vivre pleinement en langue française était une explosion identitaire aussi forte. Je suis tombé amoureux du Québec dès mon arrivée.

Aussitôt dans la province, j’ai été propulsé dans ce raz-de-marée d’émotion qu’était le Québec des années 1970. J’ai dansé dans la rue Prince-Arthur la nuit où le Parti québécois est passé au pouvoir, en 1976. J’ai vécu la déception du premier référendum et j’ai pleuré de voir René Lévesque, son cœur cassé, reporter son rêve « à la prochaine fois ». Je me réjouis de la chance que le Québec me donne de pouvoir exprimer ma créativité en langue française. Ma mission semble être de rappeler aux Québécois que nous sommes 33 millions de francophones dans les Amériques dont la plupart, comme moi, vivent en milieu minoritaire et font face à l’assimilation de façon quotidienne.

Pour revenir au propos de M. Legault, je suis d’accord avec lui que le Québec doit tout faire pour assurer la primogéniture de la langue française. Je ne pense pas que la comparaison avec la Louisiane est nécessaire pour illustrer la menace d’assimilation. Il suffit de regarder Montréal. Je suis d’accord avec ceux qui disent que le Québec ne sera pas capitaine de son destin tant qu’il est noyé dans la Confédération. Il sera condamné à vivre des nuits de longs couteaux à n’en plus finir. Mais ce n’est pas ma place de vous donner une leçon sur la question de la souveraineté. Suffit de dire que la réalité d’assimilation ne permet pas de se relaxer.

Des leçons pour le Québec

Aujourd’hui, le français en Louisiane est réduit au folklore, malgré une classe professionnelle francophone qui exerce une influence bien au-dessus de son poids démographique. Nous avons nos poètes et nos chanteurs, mais malgré une visibilité importante et une véritable communauté résistante, la langue française ne sera jamais ce qu’elle était à l’époque de mes grands-parents.

Je pense qu’il y a deux grandes leçons à tirer de l’histoire du français en Louisiane qui peuvent servir le Québec. Le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) a été fondé en 1968, à une époque où la population francophone représentait presque 50 % de la population du sud-ouest de la Louisiane. Le CODOFIL a commis à sa création deux grandes erreurs qui ont contribué à l’érosion de la langue qu’il est censé promouvoir.

Le projet de loi qui a créé le CODOFIL l’a doté d’un studio pour la création d’une télévision communautaire. Ce qui ne s’est jamais réalisé. À la place d’une télévision indépendante, le CODOFIL a obtenu une heure par semaine de diffusion sur les ondes de la Louisiana Public Broadcasting.

Pour maintenir une culture, il faut se doter de moyens de diffusion, ce qui n’est pas le cas en Louisiane. À cet égard, je n’ai pas de doute que le Québec va pouvoir se défendre. Entre TVA, Radio-Canada et les multiples journaux, sites web, etc., le Québec a de quoi.

La deuxième erreur reste plus problématique.

Le premier président du CODOFIL, James Domengeaux, bien que sincèrement attaché à la langue, était élitiste. Son approche était fondée sur un mépris de la culture louisianaise en faveur d’une conception mythologique du « bon français ».

Je ne conteste aucunement l’enseignement du français normatif, au contraire, mais l’approche du CODOFIL ne faisait aucune place au parler cadien ni à la culture cadienne de Louisiane, avec le résultat que les francophones, majoritairement de la classe ouvrière et analphabètes en français, se sentaient exclus. L’enseignement du français en Louisiane dépendait et dépend toujours de la collaboration des États francophones : le Canada, la Belgique et, surtout, la France. La plupart des enseignants des programmes d’immersion (il n’y a pas d’écoles françaises en Louisiane, mais des programmes d’immersion basés sur le modèle canadien) viennent d’ailleurs dans la francophonie. Le problème est que les jeunes étudiants en français communiquaient difficilement avec leurs parents francophones à cause de l’accent, tout simplement, et du style de syntaxe qu’ils apprenaient à l’école. Plutôt que d’enrôler les francophones louisianais et de valoriser le parler local, le CODOFIL a choisi de repousser les Cadiens francophones en méprisant ce que Domengeaux considérait comme le « mauvais français ».

Un wagon appelé Art

La leçon pour le Québec est simple : pour maintenir une culture linguistique, ça prend le soutien du peuple. Et l’intérêt des jeunes. C’est là, le défi pour M. Legault et tous ceux et celles qui espèrent maintenir la culture francophone du Québec. Et ça se passe non seulement dans les écoles, mais aussi dans les rues et sur les écrans. Le mulet qui tire le wagon s’appelle Art. La spécificité d’une culture s’exprime à travers sa création artistique. Ce que le gouvernement du Québec peut faire est notamment d’enclencher des projets de loi destinés à protéger l’utilisation du français et de soutenir l’expression francophone parmi les jeunes. Commençons dans les écoles et continuons avec les subventions. Si on arrive à interpeler les jeunes avec la vivacité et le « cool » (pardon, le prestige) du français, on formera une génération de militants prêts à défendre et à promouvoir la culture linguistique. Le homard a deux pinces : la piastre, et le cœur.

Bravo, M. Legault, pour votre soutien du français ici et ailleurs. La Louisiane et ses francophones sont à votre service dans la lutte pour la promotion de cette langue que nous aimons.

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