Attablés dans un bar rue Saint-Denis, nous sommes l'essence de la mi-vingtaine et de la fin des années universitaires. Pandémie oblige, nous avons terminé nos baccalauréats respectifs dans la solitude de nos appartements ou, pour les chanceux, dans le sous-sol de nos parents.

Diplômés par Zoom et la graduation célébrée à la piquette de dépanneur, nous sommes prêts à entamer notre vie adulte et, surtout, à mettre à profit ces longues années d’études. Infirmiers, professeurs, avocats, ingénieurs, architectes, toutes les carrières s’entassent autour de la table.

Endettés de prêts étudiants et de loyers démentiels, on se partage un unique pichet de sangria noyée dans le Fruitopia. Rieur, l'un d'entre nous lance qu’au moins ce rationnement cessera bientôt puisque l’on fera enfin de l’argent. La gêne s’installe. C’est que, voyez-vous, à cette table la disparité salariale règne.

Pour accéder à la profession dans le cadre de métiers nécessitant une formation professionnelle, il faut inévitablement effectuer un stage avant d’obtenir le titre. Lesdits stages s’étendent généralement sur une période de trois à six mois et nécessitent une implication d’environ 40 heures par semaine de la part des étudiants.

Bien que la prémisse ressemble en tout point à celle de tous les travailleurs (contrat d’emploi, horaire, obligations), le fossé se creuse entre les stagiaires et les employés. Ces derniers sont régis par la Loi sur les normes du travail et le règlement du même nom qui assurent un salaire minimum, qui, diront certains, est insuffisant pour faire face au coût de la vie actuel. Or, les stagiaires sont nommément exclus de cette protection lévesquienne.

Après avoir passé trois ans au baccalauréat en droit, où très peu d’étudiants combinent travail et études, ces nouveaux bacheliers entreprennent leur étude pour le Barreau, en quatre ou huit mois, durant lesquels il est plus que contre-indiqué pour sa santé mentale et physique de travailler. Il faut également se loger dans les grandes villes pour effectuer lesdites études – ou se déplacer en voiture en se demandant si la pompe à gaz tente de nous hold-upper à chaque plein.

Pourquoi ?

Printemps 1981, un Pierre Marc Johnson confiant dépose à l’Assemblée nationale du Québec le projet de loi 126, la première version de la Loi sur les normes du travail. Sous le couvert de la protection des salariés non syndiqués en proie aux employeurs avares d’argent, la Loi sur les normes du travail avait comme but d’offrir un minimum absolu pour assurer la pérennité du salarié consommateur, électeur et contribuable.

L’honorabilité de cette loi s’assombrit devant les commentaires des députés quant à l’article 35. Effectivement, l’article 35 octroie un pouvoir réglementaire quasi illimité au ministre d’adopter sans conseil ni quorum tout règlement qui lui plaît.

À peine un an plus tard, le ministre Johnson adoptait sans question ni commentaire le Règlement sur les normes du travail, et plus particulièrement l’article 2 (2) qui fait frissonner tous les bacheliers en quête de formation professionnelle et du succès que leur ont promis ces nombreuses années d’études.

L’occasion manquée

En 2018, la CAQ est en pleine campagne électorale et tente d'inciter une population plus jeune à voter. Parmi ses plans se trouve l’amélioration des conditions de travail pour les stagiaires.

Dans une tentative que l’on pourrait presque qualifier d’humoristique, le ministre Jean Boulet dépose en décembre 2021 le projet de loi no 14, Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail, adopté bien évidemment à l’unanimité. Très peu révolutionnaire, le projet accorde certains congés fériés et de maladie aux stagiaires et un recours en cas de harcèlement psychologique.

Les ordres professionnels, tels que le Barreau du Québec, se dédouanent de cette problématique en se lavant les mains à coups de « nous n’affichons plus les stages rémunérés sous le seuil du salaire minimum sur le site internet de l’École du Barreau ». Masquer le problème n’est pas le régler.

Dans cette veine tragi-comique, on retrouve également l’ironique article 41.1 de la Loi sur les normes du travail qui ajoute à l’absurdité du sort : un employeur ne peut accorder à un salarié un taux de salaire inférieur à celui consenti à ses autres salariés qui effectuent les mêmes tâches dans le même établissement uniquement en raison de son statut d’emploi […].

Comment favoriser et encourager les hautes études et les métiers que la société glorifie alors que l’on sème tant d’embûches le chemin pour y arriver ? Qui aura les moyens de se rendre à la profession ? Alors qu’il en coûte environ 32 000 $ par année pour un jeune professionnel dans la métropole, seuls les enfants issus de familles bien nanties ou ayant la chance d’avoir un sous-sol familial assez grand pour y vivre jusqu’à 30 ans y arriveront.

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