Nous cherchons comment ne pas nous engager dans une guerre mondiale, mais un sadique nous y entraîne. Nous l’avons laissé consolider son pouvoir pendant 20 ans. Pour l’arrêter, une force considérable sera nécessaire, mais surtout une stratégie adéquate pour lui ravir le soutien d’une majorité des Russes. Avant toute chose, nous devons comprendre ce qui suit.

La violence accumulée dans leur histoire

Rappelons-nous l’unification d’une démesurée Russie par Gengis Khan, des tsars dont Yvan Le Terrible, puis les efforts de Pierre Le Grand, Élisabeth I et Catherine II pour l’unir à une Europe trop divisée pour une alliance (première chance ratée), jusqu’à l’anarchie sous Nicolas II. Il y eut alors une tentative de démocratie, aussitôt écrasée au profit du communisme totalitaire et de l’empire soviétique, de 1917 à 1991. Lénine et surtout Staline furent, comme Hitler et Mao, des bourreaux de masses.

Durant la Seconde Guerre mondiale, les Russes ont subi le plus de victimes. Le nazisme a donc des résonances éminemment manipulables par Vladimir Poutine, avec qui nous sommes pris alors que nous devrions être héritiers de Mikhaïl Gorbatchev.

Les complexes militaro-industriels

En 1945, Hiroshima et Nagasaki subissent un bombardement nucléaire américain. Le monde découvre ses conséquences épouvantables. Albert Einstein affirme alors : « Je ne sais pas comment sera menée la Troisième Guerre mondiale, mais la quatrième se fera avec des pierres et des bâtons. »

En 1958, le sociologue Wright Mills parle d’un complexe militaro-industriel conduisant à une Troisième Guerre mondiale. En 1961, le président américain Dwight D. Eisenhower prévient des dangers de ce complexe. John F. Kennedy le subit durant sa présidence.

En 1962, avec les missiles soviétiques à Cuba, la guerre nucléaire est évitée parce que Kennedy et Nikita Khrouchtchev contrôlent leurs complexes mutuels.

Après la crise, Kennedy et Khrouchtchev veulent prévenir une autre confrontation, consolider la paix et réduire les armes nucléaires. Kennedy ordonne le retrait des États-Unis du Viêtnam. Il est assassiné. Khrouchtchev envisage une armée soviétique réduite et vouée à l’aide civique. Un putsch le fait démissionner. La détente s’évanouit. La guerre froide reprend jusqu’en 1985 (deuxième chance ratée).

De 1985 à 1991, l’URSS a un jeune dirigeant : Mikhaïl Gorbatchev, marié à Raïssa Titarenko. Instruits, égalitaristes et compatissants, leur profil concorde avec la démocratie. Pendant 23 ans, ils ont transformé la région de Stavropol avec la glasnost (transparence) et la perestroïka (développement économique) : un modèle pour l’ensemble du pays.

L’audacieux changement opéré par Gorbatchev

À la fonction suprême, Gorbatchev découvre le mensonge de la propagande sur l’URSS. L’économie est sapée par le complexe militaro-industriel et l’élite, absorbant 80 % du budget. Il ne reste que 20 % pour une population démotivée : ils font semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler. Le réflexe de mentir se poursuit lors de l’accident nucléaire de Tchernobyl. On lui cache l’ampleur du danger, mais il le découvre et alerte aussitôt le monde.

À Stavropol, Gorbatchev a vérifié que la remotivation collective commence par une glasnost et se consolide dans une perestroïka. Il instaure des élections libres et change radicalement la politique extérieure. À l’Organisation des Nations unies (ONU), il annonce une nouvelle ère de collaboration pour la paix mondiale avec un désarmement nucléaire total.

L’URSS prend l’initiative : fin de la guerre en Afghanistan, fin du colonialisme soviétique, chute du mur de Berlin, retrait de l’Armée rouge d’Europe de l’Est (700 000 soldats ramenés en Russie), etc. La liste de ses réalisations est longue.

L’erreur occidentale

À neuf sommets avec les Occidentaux, il demande une aide économique pour transformer les peuples soviétiques. Mais les Américains se limitent à des encouragements, sans lui donner ce dont il a besoin, afin que l’URSS s’affaiblisse et que l’Amérique reste la seule puissance mondiale.

Populaire à l’extérieur pour sa politique de paix, il devient impopulaire à l’intérieur pour l’échec de la perestroïka, même si, pour la première fois, les Soviétiques commencent à vivre dans la liberté.

Il veut une URSS participative de membres égaux, comme un Commonwealth. Mais les 15 républiques, sous le pouvoir despotique de Moscou depuis des décennies, ne veulent désormais que leur indépendance. Elles s’y engagent en une cascade rapide, dont celle de l’Ukraine est particulièrement douloureuse.

Un putsch se produit alors pendant ses vacances en Crimée. Mal préparés, les putschistes sont désemparés quand Gorbatchev refuse de céder. Boris Eltsine aussi fait échouer le putsch à Moscou, mais il réalise son propre putsch en proclamant l’indépendance de la Russie et lui-même comme son président. Les Américains soutiennent Eltsine, qui subira à son tour un putsch de son dauphin, Poutine. N’ayant plus d’autorité réelle ni de ressources, Gorbatchev pourrait empêcher cela par la force, mais il annonce, le 25 décembre 1991, la dissolution de l’URSS sans violence et redevient simple citoyen.

L’illusion de la victoire américaine

En janvier, le président des États-Unis de l’époque, George H. W. Bush, prononce un discours au Congrès (il a amené l’évangéliste Billy Graham) : « Nous nous réunissons à l’occasion d’un moment profondément prometteur pour l’histoire humaine sur Terre, parce que le monde a connu, en 1991, des changements d’envergure biblique. L’année a commencé avec la victoire sur Saddam Hussein et s’est terminée avec l’effondrement de l’URSS. Le communisme est mort. Par la grâce de Dieu, la guerre froide ne s’est pas terminée, elle a été gagnée par l’Amérique [le Congrès explose de liesse]. Nos petits-enfants… pourront vivre une vie normale et sereine. Les États-Unis sont maintenant destinés à diriger le monde ».

Ce délire, déniant le rôle de Gorbatchev, s’est imprégné dans l’esprit américain. Trente ans plus tard, les petits-enfants sont pris avec Poutine. L’arrogance et la sottise ont empêché de saisir la chance inouïe offerte par Gorbatchev (une troisième chance ratée). On a préféré : Eltsine, les oligarques exploiteurs, Poutine le dictateur.

Se reprendre avec la leçon de Gorbatchev

Sa formation universitaire, sa complicité avec Raïssa, ses expérimentations à Stavropol ainsi que son analyse lucide de l’effondrement intérieur de l’URSS et du risque d’anéantissement mondial lui ont fait comprendre le processus à suivre. Premièrement, mettre fin aux guerres en cours (Afghanistan, guerre froide) et aux causes de guerre (écarter ceux qui ont un profil de confrontation, diplomatie de franchise et de collaboration, réduction de l’armement et de l’armée, fin des régimes dictatoriaux). Simultanément, démocratiser la vie sociétale (glasnost généralisée, élections libres, libération des opposants politiques, remplacement d’un empire dictatorial par une union de partenaires égaux, etc.). Troisièmement, relancer l’économie par la remotivation au travail (perestroïka, formation, récompense de la créativité).

Sa glasnost donnait accès à la liberté, refusée par sept décennies de censure généralisée. Mais la perestroïka devait s’ajouter. À quoi bon être libres, pensaient les Soviétiques, si nous manquons de tout encore plus qu’avant ? Parce qu’il n’obtient pas d’aide en échange de ses ouvertures, Gorbatchev devient bouc émissaire des dirigeants précédents.

Le pouvoir pathologique des bourreaux de masses cesse quand on leur coupe ce qui les a suscités et les soutient encore : la complicité d’une majorité inconsciente des conséquences de son désir d’un homme fort. La leçon de Gorbatchev, c’est de remobiliser les Russes par un espoir convaincant de pouvoir vivre mieux en partenaires avec les démocraties, à l’encontre d’une société brutale d’oligarques multimilliardaires s’appropriant toutes les ressources avec une mafia sanguinaire.

Il est évident que la culture russe est apparentée à l’occidentale et étrangère à la chinoise. Une alliance eurasiatique démocratique serait le meilleur moyen de prémunir le monde d’une dictature chinoise plus dangereuse. Il faut diffuser abondamment aux Russes et aux russophones ambivalents d’Europe orientale des discours de réconciliation et de concorde, en s’inspirant de celui de John F. Kennedy à l’American University.

Si nous cherchons à conserver le plus longtemps possible notre quiétude et notre confort, en négligeant les communications pour l’adhésion des peuples à la démocratie, l’histoire nous donne tort sur toute la ligne.

* Jean Routier est co-auteur de La communication collective, sa découverte et ses méthodes (Éditions JCL)

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion