Sentant l’appel du terrain, Paule Robitaille a repris son ancien calepin de journaliste pour aller documenter les crimes de guerre en Ukraine, un pays qu’elle a souvent visité alors qu’elle vivait en Russie. La députée provinciale qui vient d’annoncer son retrait de la politique a pris la route avec l’organisme non gouvernemental International Partnership for Human Rights, dans le cadre d’une mission d’une dizaine de jours. Dans une série de textes, elle nous livre ses impressions à travers le précieux témoignage de victimes de l’invasion russe. Bonne lecture.

(Katyuzhanka, Ukraine) Je suis dans le village de Katyuzhanka quelque part à une heure au nord-est de Kyiv avec deux jeunes avocats criminalistes spécialistes des crimes de guerre. L’un est géorgien d’origine mais habite Bruxelles. L’autre, ukrainien. Il y a aussi une psychologue ukrainienne et un Norvégien politicologue versé en droit de la personne. Mes collègues appartiennent à l’International Partnership for Human Rights, The Norvegian Helsinski Comity et Truth Hound, des ONG européenne et ukrainienne.

Nous interrogeons Nina, 40 ans, qui a perdu son mari le 25 février 2022, au tout début de l’invasion russe. Elle est assise dans son jardin, son garçon de 4 ans à ses côtés, et raconte avec une force de fer les derniers moments de son mari. Les questions sont précises. Les réponses sont ponctuées de longs soupirs et de larmes qui montent aux yeux. Simon Papuashvili, l’avocat géorgien, mène l’interrogatoire, impassible. La dame raconte qu’une colonne de blindés russes traversait le hameau et que son mari venait de mettre la famille à l’abri. Il allait chercher de l’eau lorsque sur le chemin, il est tombé face à face avec le mur de chars. Un coup d’obus a détonné et a fait exploser le véhicule. Ça a fait un vacarme d’enfer. Le mari de Nina est mort sur-le-champ.

Comme si tout cela ne suffisait pas, l’armée russe a réquisitionné sa maison et s’y est installée des semaines. Elle s’est réfugiée chez de la famille très, très loin pour ne revenir qu’après leur départ.

Nous passons la cour au peigne fin. Nous découvrons que les soldats avaient transformé la petite dépendance en sauna traditionnel russe. L’équipe s’excite lorsque Nina leur amène un t-shirt laissé derrière par les soldats sur lequel est indiqué l’unité à laquelle ils appartenaient ; ils venaient du Daghestan, une région du Caucase. En effet, les témoignages des résidants se recoupent, ils témoignent de la présence de Tchétchènes et d’autres ethnies en costumes miliaires russes dans le village. Ils racontent le passage de près de 2500 chars d’assaut durant ces premiers jours de l’occupation. Pendant le siège, 7 résidants de ce village de 4000 habitants auraient été tués par les soldats, des hommes et des femmes, tous au volant de leur voiture ou passagers inoffensifs, disent-ils.

  • Katyuzhanka, complètement détruit, à 45 minutes de Kyiv

    PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEURE

    Katyuzhanka, complètement détruit, à 45 minutes de Kyiv

  • Nina, 40 ans, et son fils de 4 ans, Misha. Le 25 février 2022, vers 15 h, son mari a été tué par des soldats russes à l’arme automatique. Il était dans sa voiture. Il revenait d’aller chercher de l’eau pour la famille.

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    Nina, 40 ans, et son fils de 4 ans, Misha. Le 25 février 2022, vers 15 h, son mari a été tué par des soldats russes à l’arme automatique. Il était dans sa voiture. Il revenait d’aller chercher de l’eau pour la famille.

  • Khalina et Alexandre Eluchenko, un couple de cultivateurs. Témoins de la mort d’un citoyen devant leur maison causée par le lance-roquette d’un soldat russe, le 25 février dernier. Cette journée-là, entre 11 h et 16 h, cinq villageois sont tués par des soldats russes dans le même secteur.

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    Khalina et Alexandre Eluchenko, un couple de cultivateurs. Témoins de la mort d’un citoyen devant leur maison causée par le lance-roquette d’un soldat russe, le 25 février dernier. Cette journée-là, entre 11 h et 16 h, cinq villageois sont tués par des soldats russes dans le même secteur.

  • Paule devant une maison détruite à Boutcha

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    Paule devant une maison détruite à Boutcha

  • Boutcha, une banlieue de Kyiv éventrée par l’armée russe

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    Boutcha, une banlieue de Kyiv éventrée par l’armée russe

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Nous passerons des jours à ratisser le terrain, photographier les autos calcinées et des armes, des rations et des vêtements laissés derrière par les troupes russes. Nous mettrons les preuves dans de petits sacs, noterons, enregistrerons. Un travail de moine à reconstituer ces tragédies ordinaires trop vites oubliées, le monde tournant son attention vers les horreurs encore plus terribles de Boutcha, Marioupol, Kharkiv.

Nous sommes des milliers en Ukraine à reconstituer tant bien que mal les crimes commis par l’armée russe, un millier d’enquêteurs parfois improvisés venus d’ONG de partout qui ratissent ce pays éventré. Ajoutez à cela des spécialistes des crimes de guerre des gouvernements des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et des Pays-Bas envoyés à la recherche de possibles crimes de masse pour prêter main-forte aux équipes locales et de la Cour pénale internationale. Parce qu’il y a la procureure générale de l’Ukraine qui enquête 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, tentant de venir à bout de 10 700 crimes de guerre présumés impliquant 622 suspects qui lui ont été signalés. Et au rythme où vont les combats, lorsque les sirènes crient encore dans la capitale et ailleurs, le nombre de ces crimes présumés se multiplie chaque jour.

Après le blocus économique mondial sans précédent, la Russie sera mise au banc des accusés sur tous les fronts.

De toute l’histoire des guerres, on n’aura jamais vu plus grand chantier judiciaire. Et tout cela mènera à quoi ? La Russie ne jouera jamais dans le film. Il y aura les procès en Ukraine que la Russie ne reconnaîtra pas. Ensuite, ceux de la Cour pénale internationale auxquels elle ne participera pas. Puis ceux que conduiront plusieurs pays comme le Canada qu’elle ne respectera pas.

Vladimir Poutine dira que son pays est victime d’un Occident qui refuse de l’écouter et qui l’humilie encore. Il s’isolera de plus en plus dans un monde parallèle et nourrira sa propagande béton à une population qui l’écoutera. Mais jusqu’à quand ? Y aurait-il un jour l’équivalent des grands procès de Nuremberg ?

En attendant, je souhaite que cette cueillette gigantesque et médiatisée à grands coups de rapports servira à conscientiser un monde qui pourrait s’endormir au gaz devant cette guerre qui s’enlise. Elle est un devoir de mémoire qui dénonce l’impunité du régime de Vladimir Poutine. Je veux croire, aussi, que pour Nina et pour ces millions de civils ukrainiens qui vivent en ce moment l’abominable, cette écoute et ces efforts menés par des milliers de gens comme nous à documenter ces crimes d’une cruauté inouïe serviront à panser un peu les plaies et à relever la tête.

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