Bay du Nord est possiblement le dernier mégaprojet d’exploitation d’énergies fossiles approuvé au Canada. S’il va de l’avant, il constituera aussi le premier mégaprojet extractif en eau profonde de l’histoire du pays. D’autres pourraient suivre : alors que la transition écologique appelle à substituer les énergies fossiles par des énergies durables, comme le solaire ou l’éolien, la pression pour extraire divers minéraux (manganèse, néodyme, cobalt, tellure) en eaux profondes se fera de plus en plus forte. Sans qu’on ne semble l’avoir pleinement réalisé, avec des forages prévus à 1,2 km en profondeur, Bay du Nord vient de créer un précédent.

Le Canada contrôle quelque 7,1 millions de kilomètres carrés de surface d’océan (quatre fois la superficie terrestre du Québec). Pour Justin Trudeau comme pour ses successeurs probables à la tête du pays, il semble aller de soi que ce territoire fabuleusement vaste constitue un réservoir de ressources à exploiter sans délai. L’industrie minière canadienne est d’ailleurs déjà activement engagée dans la prospection de minéraux en eaux profondes partout sur la planète. Au cours des prochaines années, en l’absence d’une forte résistance citoyenne, les projets extractifs en eaux profondes canadiennes se multiplieront.

Pourtant, du Parlement européen à Google en passant par d’innombrables scientifiques, des voix s’élèvent pour réclamer un moratoire sur l’exploitation minière, voire sur toute forme d’activité extractive, en eaux profondes. La biologiste Helen Scales en expose les raisons fortes avec pédagogie dans son dernier ouvrage, The Brilliant Abyss (2021).

Elle nous invite à aborder les eaux profondes, situées à plus d’un kilomètre sous la surface, comme un pays étranger, à la fois différent du nôtre et méconnu. Il y fait froid, toujours nuit – la lumière du soleil ne s’y rendant pas – et la pression y est telle que les humains ne peuvent s’y rendre sans le concours de technologies avancées. Représentant 95 % du volume habitable sur la planète, les fonds marins regorgent effectivement de vie, notamment d’animaux étranges, bioluminescents, ou d’une longévité surprenante : le poisson-montre peut vivre jusqu’à 250 ans, certains coraux 5000 ans, certaines éponges, plus de 10 000 ans.

Bien que les microplastiques et le chalutage y aient déjà fait des ravages, la nature des eaux profondes est la plus sauvage qui nous reste, demeurant encore relativement peu affectée par l’activité humaine.

Ses écosystèmes se sont bâtis sur des milliards d’années et ont une intelligence qu’on commence à peine à saisir, tout comme les innombrables services qu’ils nous rendent ou pourraient nous rendre (notamment en pharmacologie). Les recherches en eaux profondes en sont à leurs balbutiements – à titre illustratif, les fonds des océans ne sont cartographiés qu’aux 5 km près, alors que la surface de la Lune l’est aux 100 m près.

Le rapport de l’Agence de l’évaluation d’impact du Canada (AEIC) sur Bay du Nord illustre concrètement ce que signifie exploiter un environnement si profondément méconnu. Le projet nuira-t-il aux mammifères marins de la zone du projet ? L’AEIC le confesse timidement : « Il n’y a pas d’études directes des espèces de mammifères marins, de leur fréquentation de la zone aux fins de migration, de l’accouplement ou de la mise bas, de leurs stratégies d’alimentation ou de leurs préférences en matière de proies dans la zone du projet ». Qu’à cela ne tienne, dans sa langue légale scientifique inutilement absconde, l’AEIC assure que le projet est sans danger, qu’il s’agit d’imposer au promoteur, Équinor, des « mesures d’atténuation », l’obligeant par exemple à « arrêter ou retarder l’intensification des grappes de bulleurs [canons à air] pour tous les mammifères marins et tortues de mer lorsqu’ils sont observés dans la zone de sécurité ».

Manifestement grossière, la mesure trahit un fait difficile à masquer : l’État canadien méconnaît son territoire au point qu’il ne peut en être son fiduciaire tout en autorisant un projet extractif aussi lourd que celui de Bay du Nord – qui projette d’extraire entre 300 millions et 1 milliard de barils de pétrole. Il a beau allonger toujours davantage la liste des mesures d’atténuation (le rapport de l’AEIC en identifie 137), ne soyons pas dupes.

Il n’est d’ailleurs pas certain que lesdites mesures d’atténuation soient respectées. Un reportage de Radio-Canada rappelait que, selon les données de l’Office Canada–Terre-Neuve-et-Labrador des hydrocarbures extracôtiers, pour 2017 et 2018, les travaux d’exploration n’ont pas été arrêtés une seule fois quand les mauvaises conditions météo et l’obscurité empêchaient les observateurs de faire de la surveillance visuelle des mammifères marins. Cette surveillance ne sera pas plus facile à plus d’un kilomètre en profondeur…

L’incurie de nos dirigeants à l’endroit de Bay du Nord effraie ; espérons que la colère populaire qu’elle a générée sera féconde et qu’elle nourrisse un débat plus large sur l’exploitation des ressources en eaux profondes.

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