Maurice Richard était adulé, Jean Béliveau était respecté, Guy Lafleur était aimé

Comme des milliers de Québécois, je pleure la mort de Guy Lafleur. Je suis en deuil de ma jeunesse.

Lors des funérailles de Maurice Richard, je m’étais retrouvé dans la foule devant l’église Notre-Dame. Il y avait là des centaines de personnes âgées, émues. Les vieux couples se tenaient la main ou se serraient l’un contre l’autre. Une partie de leur passé disparaissait. Je me suis dit alors : c’est comme ça que je vais me sentir lorsque Guy Lafleur va mourir. Vingt ans plus tard, nous y sommes.

En 1971, je suis un ado de 14 ans. Mes amis s’intéressent à la bière et aux filles, trippent sur Led Zeppelin. J’écoute Gilbert Bécaud et je suis un fan fini du Canadien. Je regarde tous les matchs, j’écoute à la radio ceux qui ne sont pas télédiffusés, y compris, pendant la nuit, les parties qui ont lieu à Vancouver, Los Angeles et Oakland. Les murs de ma chambre sont tapissés de photos et de statistiques.

Cet automne-là, nous nous résignons à la retraite de Jean Béliveau. Mais Guy Lafleur, la merveille des Remparts de Québec (ma ville natale), s’en vient ! Plus de 200 buts en deux saisons avec les Remparts. Les attentes sont au plafond.

Lors de son premier match à Montréal, une partie hors concours contre les Bruins de Boston, je fais partie des milliers de partisans qui ont rempli le vieux Forum – pour un match hors concours ! Une place debout, derrière la dernière rangée des gradins. Lafleur n’a rien cassé ce soir-là. C’était avant ses montées à l’emporte-pièce sur une passe de Larry Robinson, avant sa chevelure blonde flottant au vent, avant son lancer frappé foudroyant. Le jeune Lafleur se cherchait.

Les débuts de Guy Lafleur à Montréal furent difficiles. Et c’est là que nous avons commencé à l’aimer. Le Démon blond était humain, après tout. Lorsqu’il a finalement émergé, à compter de la saison 1974-1975 (53 buts), notre admiration, notre enthousiasme furent d’autant plus grands qu’il ne l’avait pas eu facile. Beaucoup de talent, oui. Beaucoup de travail aussi. Mais Ti-Guy était également un grand émotif. Sensible au sort que lui infligeait cruellement le coach Scotty Bowman. Sensible aux attentes immenses placées en lui. Sensible à tout ce que la vie lui apportait de bien et de moins bien.

Les fans se souviendront toujours des montées de Lafleur à l’aile droite, prenant les défenseurs en défaut, et logeant son tir foudroyant dans une petite lucarne, à ras la glace, à la gauche du gardien adverse. Si le Rocket nous tirait de toutes ses forces et de sa détermination, nous nous envolions avec Guy ! Guy ! Guy !

Je ne voulais pas rencontrer mon idole. J’étais terrorisé à l’idée qu’il puisse me décevoir, en personne. Un jour, après sa retraite définitive, j’ai dû faire une entrevue avec lui ; je n’avais plus le choix.

Comme tous ceux qui ont eu la chance de le rencontrer, je suis tombé sous le charme. Bien qu’ayant donné des centaines d’entrevues et répondu mille fois aux mêmes questions, Lafleur avait été d’une amabilité sans faille. Et généreux : le numéro 10 n’avait pas la langue dans sa poche, et c’est une autre raison pour laquelle nous l’aimions.

« Alors, M. Lafleur, le hockey d’aujourd’hui, qu’en pensez-vous ?

– C’est plate. Les joueurs restent assis sur leur beigne ! »

Lafleur, lui, ne restait jamais assis sur son beigne. Quelles que soient les circonstances, il patinait toujours plus vite que tout le monde. Et il vivait vite, aussi. Il fumait. Il buvait (trop). Il avait des problèmes conjugaux. Puis des difficultés avec ses enfants. Bref, il était comme nous tous.

Puis le feu sacré de Guy Lafleur s’est éteint. Dans ses dernières années avec le Canadien, il s’est remis à patiner à cent milles à l’heure dans tous les sens, en vain. Il voulait en faire trop, et ne faisait rien. En conflit avec l’entraîneur Jacques Lemaire, il était malheureux. Il multipliait les déclarations controversées. À chaque partie, nous ressentions sa souffrance. Il nous décevait, et il le savait.

Guy Lafleur a pris sa retraite le 26 novembre 1984. J’avais 27 ans, il en avait 33. Pour moi, le hockey professionnel n’avait plus d’intérêt.

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur et Réjean Tremblay en 1984

« Anne-Marie ! Anne-Marie ! Ti-Guy revient au jeu ! » Je réveille ma conjointe à l’aurore, un jour d’août 1988. Dans La Presse, Réjean Tremblay annonce que Guy Lafleur compte revenir au jeu. Je n’en reviens pas. Lorsque les Rangers de New York, pilotés par Michel Bergeron, lui font une offre, je m’empresse d’acheter un chandail des Rangers. Numéro 10. Lafleur. Ma jeunesse peut se poursuivre encore un peu.

C’était avant que toutes les parties de la LNH soient diffusées à la télévision. Il fallait suivre les rencontres des Rangers à la radio, en syntonisant un poste de New York. Chaque fois qu’on annonçait que « Lefleur » était sur la glace, je collais l’oreille sur le petit haut-parleur de ma radio.

Ce n’était plus le joueur des grandes années. Mais il apportait sa petite contribution de marqueur naturel, dans les moments importants. Surtout, on le sentait parfaitement heureux de son sort. Il venait de prouver qu’il n’était pas un joueur fini. Quel pied de nez à l’organisation du Canadien, qui n’avait pas su gérer la carrière de ce doux génie. Pied de nez magistral lorsque, lors de son retour au Forum, le 4 février 1989, il marque deux buts contre son ancienne équipe.

Guy a terminé sa carrière avec les Nordiques de Québec (pour moi, un autre chandail, numéro 10, Lafleur !).

À la retraite, il a continué de dire tout ce qu’il pensait. Mais malgré ses déclarations aussi foudroyantes que son lancer frappé, Lafleur était un grand naïf. À combien de produits a-t-il maladroitement prêté son nom, du yogourt au parfum en passant par le Revitive Circulation Booster ? Rien n’a diminué notre affection pour lui.

Pendant la campagne référendaire relative à l’entente constitutionnelle de Charlottetown, en 1992, on l’a interrogé sur le droit de veto, et il s’est emmêlé dans une réponse portant plutôt sur le droit de vote. On lui a pardonné de s’être mêlé de politique alors qu’il n’y connaissait rien. On lui pardonnait tout.

Maurice Richard était adulé. Jean Béliveau était respecté. Guy Lafleur était aimé. Aussi, aujourd’hui, nous ne perdons pas seulement le dernier Grand du Canadien. Nous perdons un ami, un frère. Et, plusieurs d’entre nous prennent un sacré coup de vieux.

Merci pour tout, Guy.

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