Les observateurs de la scène politique albertaine ont droit depuis les derniers mois à tout un mélodrame. Le protagoniste principal, le premier ministre Jason Kenney, à qui on prédisait le plus brillant avenir politique, ne sait plus à quel saint se vouer pour sauver sa peau. Son rival, Brian Jean, effacé de la carte politique après sa tentative infructueuse de prendre les rênes du Parti conservateur uni de l’Alberta (PCU), fait un retour triomphant. Il vient de remporter, le 15 mars dernier, sous la bannière du PCU, l’élection partielle de Fort-McMurray–Lac La Biche avec l’intention ferme de renverser Kenney. Cet ancien chef du Parti Wildrose, qui avait aidé à coaliser les forces de la droite avec Kenney en 2017, reproche au premier ministre albertain son attitude belliqueuse et d’avoir échoué à rassembler les citoyens de la province en période de crise.

Le drame s’est joué en plusieurs actes. D’abord, il faut remonter à la course à la direction du nouveau Parti conservateur uni, en 2017, qui a été teintée d’un parfum de scandale. Des enquêtes de la Gendarmerie royale du Canada et du commissaire aux élections ont été déclenchées pour faire la lumière sur des allégations selon lesquelles un autre candidat, Jeff Callaway, aurait fait campagne dans le but d’attaquer la réputation de Brian Jean pour aider Kenney. Callaway s’est retiré de la course avant le vote. Il a depuis été mis à l’amende pour financement illégal de sa campagne.

Puis, il y a la gestion catastrophique de la pandémie de Kenney. Il s’est aliéné à la fois ceux qui souhaitaient plus de mesures sanitaires et ceux qui n’en voulaient pas.

Bien que l’Alberta ait été l’une des provinces ayant adopté les mesures les plus souples, le gronde au sein du PCU était forte et les éléments jugeant que le premier ministre allait trop loin se sont mobilisés.

Le contexte pandémique ne peut expliquer à lui seul les ennuis du premier ministre. Le PCU n’a jamais rempli ses promesses. Cette coalition de la droite, qui devait s’imposer dans le paysage politique pour offrir aux Albertains la même stabilité que les progressistes-conservateurs de Peter Lougheed en devenant le choix naturel des citoyens aux urnes, ne parvient pas à atteindre la popularité espérée.

Et si on s’active autant dans les coulisses, c’est qu’on craint une victoire des néo-démocrates de Rachel Notley aux élections provinciales de 2023. Un mouvement nommé Take back Alberta, dirigé par l’ancien organisateur de la campagne à la direction de Kenney en 2017, David Parker, s’active pour que le premier ministre soit défait lors du vote de confiance.

D’aucuns diront qu’avec des amis comme cela, on n’a pas besoin d’ennemis.

Brian Jean a vu dans ce climat tendu une occasion en or pour revenir hanter son ancien adversaire. S’il s’est retiré de la politique en 2018, il n’a jamais perdu contact avec son public, publiant ses réflexions dans les journaux ou sur les réseaux sociaux. Il a notamment appelé le PCU à s’inspirer du Parti saskatchewanais de Scott Moe pour reconnecter avec les valeurs albertaines.

Depuis l’élection de Jean, tous les yeux sont maintenant tournés vers le prochain acte du mélodrame : le vote de confiance du 9 avril qui se tiendra à Red Deer et où on attend un nombre record de participants. Loin de s’avouer vaincu, Kenney se prépare depuis des semaines en tentant de redorer son blason auprès de sa base. Pour se rapprocher de son électorat, il a même accepté d’animer une émission de radio les samedis matin.

La fracture de la droite

Peu importe l’issue du vote, ces tensions révèlent que la colle n’a jamais vraiment prise entre le Wildrose et le PCU. Fondé en 2008, le Parti Wildrose se positionnait à droite du Parti progressiste-conservateur et voulait ébranler sa domination sur l’échiquier politique de la province (les progressistes-conservateurs ont été au pouvoir de 1971 à 2015).

Exploitant à fond la thématique de l’aliénation de l’Ouest, voulant que l’Alberta ne jouisse pas de la place qui lui revient au sein de la fédération, il souhaitait offrir une résistance musclée à Ottawa. Il prônait également un État le moins interventionniste possible. Il va rassembler autant des conservateurs sociaux, des progressistes-conservateurs déçus que des libertariens. À l’élection provinciale de 2012, les sondages prédisaient une victoire du Wildrose, mais au dernier moment, les électeurs ont eu peur des conséquences de ce choix et ont opté pour les progressistes-conservateurs.

La droite albertaine ne semble pas avoir trouvé la recette pour renouer avec le succès.

Dans l’éventualité où Jean remporterait son pari de prendre la place de Kenney pour réformer le parti de l’intérieur, rien ne serait encore gagné aux prochaines élections. Car les mêmes raisons pour lesquelles l’électorat albertain a été rebuté par le Wildrose en 2012 demeurent : un attachement fort à un système de santé et d’éducation financé par l’État. Ce que le parti veut n’est pas nécessairement ce que l’électorat souhaite.

Les conservateurs fédéraux prendront sûrement des notes à propos du dénouement du vote de confiance du 9 avril et de ses suites, car se presser encore plus à droite n’est pas garant de succès sur la scène politique canadienne, même dans une province considérée comme un bastion conservateur. En attendant, les grandes gagnantes de ce mélodrame sont certainement les forces progressistes de l’Alberta, qui assistent à ce spectacle en croisant les doigts pour que la crise identitaire du PCU persiste jusqu’aux prochaines élections.

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