« La Russie n’est pas Poutine. » La phrase que nous, Russes libéraux, scandons depuis presque un mois tente de parer l’amalgame entre tout un pays, sa culture, ses mœurs, son histoire, son identité et l’homme qui a déclenché une guerre meurtrière en Ukraine.

« La Russie n’est pas Poutine. » Nous exprimons publiquement notre colère et notre indignation... puis nous nous tournons en notre for intérieur vers notre littérature, notre musique classique, nos peintures, etc., pour nous soulager de ce sentiment de honte englobant. « La Russie n’est pas Poutine. » Certes, la réduction d’une nation à ses dirigeants témoigne d’une fermeture d’esprit. Certes, la culture russe a en son sein un libéralisme qui n’a cessé de lutter contre l’autoritarisme des différentes hypostases du Kremlin. Certes.

Pourtant, Poutine est bien russe et son régime n’est pas apparu ex nihilo au tournant du millénaire. Les précautions que nous prenons afin de combattre un amalgame potentiel doivent être accompagnées d’un examen de conscience, sans quoi rien ne changera. L’idéologie poutinienne puise ses sources dans la pensée et la culture de la Russie. Bien sûr, elle opère par simplification et déformation.

La version poutinienne de la culture russe est vulgaire et grossière. Il n’en demeure pas moins que les éléments intégrés dans l’idéologie que déploie Poutine pour justifier son invasion de l’Ukraine proviennent bel et bien de cette culture que nous chérissons tant.

Et c’est à nous, Russes désireux de changements, d’identifier ces éléments, leur potentialité de détournement et les mécanismes de leur transformation pour poser les bases identitaires d’une Russie démocratique post-Poutine, dont nous rêvons toutes et tous.

Cet examen de conscience sera long, douloureux et complexe. Je n’ai pas la prétention de régler la question en un seul article publié dans la presse étrangère. Je désire simplement participer à cette remise en question en soulignant l’une des racines idéologiques des maux qui nous frappent en ce moment : le messianisme russe. « La Russie sauvera le monde »... ce motif se suit et se répète autant chez les conservateurs que chez les radicaux au fil de l’histoire de la pensée russe. Les premiers évoquent un peuple russe « porteur de Dieu » qui préservait le christianisme « véritable » face à un Occident « moralement décadent », en attendant l’avènement du Royaume divin ; les seconds parlent de la Russie comme d’une page vierge sur laquelle s’écrira l’histoire de l’utopie future du Royaume terrestre socialiste. Pour tous, la Russie se projette dans un rôle salutaire universel.

En 1917, la Russie passe de la théorie à la pratique. L’apocalypse révolutionnaire détruit l’ordre ancien et promet un avenir radieux. Or, le paradis n’arrive jamais. Pire, les apocalypses s’enchaînent : famines, répressions, guerres, déshumanisation à grande échelle. Ce projet utopique qui a fauché la vie de millions de personnes culmine en 1991 par un échec : l’URSS s’effondre... mais pas le messianisme. L’idée d’une Russie au cœur du salut mondial subsiste dans une forme abâtardie et revancharde. La Russie peut encore sauver le monde. Elle doit seulement retrouver un statut de grandeur pour s’opposer à l’Occident toujours aussi « décadent », mais triomphant à l’issue de la guerre froide.

En sauvant la Russie du déclin, c’est le monde que Poutine se targue de sauver. Il le sauve de cette « gay-rope », surnom donné à l’Europe libérale par les ultranationalistes.

Alors, si l’Ukraine aspire à rejoindre la communauté européenne, il devient impératif pour ce messianisme 2.0 de partir en croisade contre la « décadence » et de mettre un terme à la « marche de Sodome et Gomorrhe ».

Car le messianisme russe actuel, outre ses visées ouvertement rétrogrades, recèle en lui deux dangers substantiels. D’une part, il se construit sur une idée de puissance et de gloire aux teneurs impérialistes patentes. Dans cette logique, il faut « se donner les moyens de sauver le monde ». Les « petites nations » ne peuvent donc que plier devant l’accomplissement de la mission historique de la « Sainte Russie ». D’autre part, l’idée de salut messianique transcende l’individu. Celui-ci n’est plus qu’un pion dans de grands schèmes historiques... de la chair à canon. Des civils en Ukraine meurent par milliers, les soldats russes dans une armée mal organisée tombent au combat les uns après les autres, les populations russe et biélorusse sombrent dans une précarité économique insoutenable... et puis tant pis. La mission surpasse tout.

Une Russie renouvelée de l’après-Poutine doit se défaire impérativement de ce messianisme. Son enflure rhétorique alimente les pires dérives, justifie les pires atrocités, nie les vérités les plus fondamentales de la dignité et de la valeur de la vie humaine. Se libérer de son emprise ne sera pas chose facile. Il s’entrelace dans les strates culturelles profondes de la Russie, des romans de Dostoïevski jusqu’aux peintures des avant-gardistes. Il faudra faire la part des choses dans la recomposition de notre héritage culturel, faute de quoi les mêmes erreurs risquent de se répéter encore et encore dans un cycle sans fin, comme l’avait si bien décrit Tchékhov dans ses pièces.

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