La vérité est souvent l’une des premières victimes de la guerre. Dans le cas de l’Ukraine, on le voit avec l’offensive de désinformation qui entoure ce conflit. Mais il y a plus : le journalisme lui-même est menacé.

La menace est double. Elle est d’abord immédiate, pour les journalistes ukrainiens et étrangers qui continuent de faire leur travail au péril de leur sécurité. Puis, elle annonce des jours sombres pour la pratique même du journalisme dans ce que pourrait être l’Ukraine à la conclusion de ce conflit et dans ce qu’est en train de devenir la Russie dans ses efforts pour museler la presse.

De nombreux journalistes ont reçu une accréditation pour se rendre en Ukraine couvrir ce qui s’annonçait comme une incursion russe dans les territoires séparatistes de l’est du pays. Beaucoup d’entre eux se trouvent maintenant terrés dans des bunkers de Kyiv, dans l’attente d’une offensive russe qui pourrait anéantir la ville, si Vladimir Poutine utilise la même stratégie de bombardement qu’il a déployée pour conquérir Grozny à son arrivée au pouvoir.

Certains d’entre eux sortent furtivement faire des reportages lors des accalmies qui se font de plus en plus rares. Une opération risquée. Deux journalistes danois ont été pris pour cible par des militaires russes lorsqu’ils se sont aventurés pour rendre compte du bombardement d’une école. Ils ont miraculeusement survécu à leurs blessures. Il y a longtemps que la carte de presse ne garantit plus l’immunité. Un caméraman ukrainien, Evgeny Sakun, a eu moins de chance lors du bombardement de la tour de télévision à Kiyv.

Les journalistes sous les bombes

Ce conflit est différent de ceux de l’Afghanistan et de l’Irak où les journalistes étrangers accompagnaient une armée d’invasion. Ils se retrouvent plutôt sous les bombes de l’envahisseur. La négociation de couloirs humanitaires leur permettrait de quitter Kyiv et les autres villes assiégées, mais cela se ferait au prix d’une couverture indépendante du conflit. Il est d’ailleurs loin d’être certain que si les Russes prennent la capitale, ils permettent aux journalistes de travailler librement.

Bien des journalistes étrangers ont déjà retraité jusqu’à Lviv, à l’ouest, avec les centaines de milliers de civils ukrainiens qui fuient vers la frontière polonaise. Leurs contacts avec les journalistes ukrainiens et les images et témoignages qui circulent sur les médias sociaux leur permettent de couvrir le conflit par procuration, un compromis aussi nécessaire que frustrant.

Plus le rouleau compresseur russe continuera d’avancer, plus la couverture de l’invasion sera assurée par les journalistes ukrainiens qui tiennent à rester, par devoir professionnel et patriotique. Ils tiennent le micro plutôt que la kalachnikov des milices populaires.

Mais ils risquent beaucoup, non seulement parce que certains d’entre eux seraient, selon les services de renseignements américains, sur une liste noire de l’armée russe, mais parce qu’ils sont bien moins équipés et formés que les correspondants de guerre expérimentés. Reporters sans frontières a ouvert à Lviv un centre pour venir en aide aux journalistes en Ukraine. L’organisme sollicite des dons et distribue de l’équipement de protection, casques, gilets pare-balles, des médicaments et fournitures de premiers soins, des formations accélérées pour les zones de conflit, du soutien psychologique, jusqu’à des polices d’assurance. Ces efforts s’ajoutent à ceux de plusieurs autres organismes humanitaires.

Une profession à défendre

Une victoire russe en Ukraine signifierait un recul immense pour les journalistes ukrainiens qui croient à l’importance de cette profession pour le développement démocratique de leur pays. Nous avons déjà un avant-goût de ce que serait le journalisme sous l’occupation russe avec ce qui se passe en Russie. La fermeture des deux derniers médias indépendants, la radio Echo de Moscou et la chaîne de télévision numérique Dodj, par les autorités, constitue la première salve d’une attaque en règle contre les journalistes qui osent faire une couverture indépendante de l’invasion russe de l’Ukraine.

La loi adoptée par la Douma, le Parlement russe, et qui prévoit des peines allant jusqu’à 15 ans de prison pour une couverture critique de la guerre, a amené plusieurs médias, dont Radio-Canada et la BBC, à retirer des ondes ses journalistes en Russie. Des victimes collatérales de ce conflit. On n’a jamais rien vu de tel, même aux plus sombres années de la guerre froide.

La guerre finira bien par prendre fin en Ukraine. Mais à défaut d’une trêve qui permette au gouvernement du président Zelensky de se maintenir au pouvoir, le journalisme indépendant pourrait bien s’étioler. Pour les journalistes étrangers, couvrir l’Ukraine sous un gouvernement fantoche comporterait de sérieuses contraintes. Pour les journalistes ukrainiens, pratiquer leur métier risquerait de les réduire à une vie de dissidence.

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