Dans mon enfance à Odessa (Ukraine), dans les années 1980, toute ma famille parlait russe, tous nos voisins parlaient russe et presque tous les gens que je rencontrais dans la ville me parlaient russe également.

Je suis allé à une garderie russophone, puis à une école russophone, où l’ukrainien n’était enseigné que deux heures par semaine.

Derrière l’omniprésence de la langue russe, cependant, il y avait une réalité cachée : mes grands-parents venaient des familles ukrainophones, de la région ukrainienne du Donbas. Ils ont perdu leur langue progressivement, au cours de leur vie adulte. Je ne les ai jamais entendus parler leur langue maternelle, mais mon grand-père a conservé son accent ukrainien et de nombreux ukrainismes.

C’est aussi le cas de la majorité des Ukrainiens russophones. Dans quatre cas sur cinq, nous avions des grands-parents, des arrière-grands-parents et parfois des parents qui parlaient l’ukrainien. Les villes russifiées sont entourées par des villages ukrainophones.

PHOTO GENYA SAVILOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Vue de Kiev en septembre 2020

À l’Université polytechnique d’Odessa, presque tous mes camarades communiquaient en russe. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que certains d’entre eux, surtout dans les villages et les petites villes, parlaient ukrainien à la maison. Les préjugés sociaux en ont fait des caméléons linguistiques : leur langue était perçue comme « rurale ».

Odessa n’y était pas unique : c’était également le cas dans la plupart des grandes villes du sud, de l’est et du centre de l’Ukraine. Dans l’ouest du pays, les habitants des grandes villes ont réussi à conserver l’ukrainien, ce qui les vaut souvent d’être taxées des « nationalistes ».

Nombreux sont ceux qui ont parlé l’ukrainien dans leur enfance, mais sont passés à la langue russe, puisque cette langue était perçue comme « plus prestigieuse ». Car, malgré l’indépendance (en 1991) et l’unilinguisme officiel de l’Ukraine, le russe restait, de facto, « la » langue des affaires. Jusqu’à très récemment, ce n’était pas facile de se faire servir en ukrainien dans la plupart de grandes villes du pays.

Il faut dire la vérité : nous, les Ukrainiens russophones, sommes les enfants et les petits-enfants des assimilés. Au cours du XIXe, mais surtout du XXe siècle, des millions d’Ukrainiens sont passés de l’ukrainien au russe. Comment faire autrement, si toutes les grandes entreprises et institutions ne fonctionnaient qu’en russe ?

La plupart de la documentation, dans tous les domaines, n’était qu’en russe. Presque tous les films au cinéma et à la télé n’étaient qu’en russe (pas même de sous-titrage en ukrainien !).

Et cependant, nous restons fonctionnellement bilingues. Quiconque grandit en Ukraine peut comprendre l’ukrainien et le russe, car les deux sont présents dans l’espace public. Lorsque l’on commande son déjeuner en ukrainien, un serveur russophone nous comprend, et vice versa. Nous ne sommes pas de « deux peuples différents », mais bien un peuple, en partie assimilé linguistiquement, mais gardant son identité. Un peu comme les Irlandais.

Aujourd’hui, beaucoup d’Ukrainiens russophones reviennent à leur langue historique (moi, j’en suis). Des russophones deviennent notamment des écrivains et des poètes de la langue ukrainienne. Certains commencent à militer pour la ré-ukrainisation du pays. D’autres préfèrent garder le russe comme langue principale.

C’est notre défi culturel et identitaire. Une question complexe, sensible, sans solutions simples. Mais l’Ukraine est capable d’y faire face et de la résoudre toute seule.

Or, depuis au moins 2004, Vladimir Poutine instrumentalise la question linguistique en Ukraine, en s’autoproclamant le « défenseur des populations russophones » et en y trouvant un prétexte pour, d’abord, des ingérences politiques, puis pour des interventions militaires.

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