En décembre dernier, on apprenait qu’un résidant de Laval, Thör Vikstrom, 93 ans, avait cédé à un organisme de conservation de la nature une île de trois hectares qu’il avait achetée à la fin des années 1960 – l’île Ronde, située à l’extrémité ouest de la rivière des Prairies, à côté des îles Pariseau, Verte et Bigras. Pendant des décennies, des promoteurs avaient multiplié les offres alléchantes, sans succès. « La nature était plus importante que de l’argent stupide dans mes poches1 », confiait l’homme, d’un ton assuré.

Durant toute sa vie, il avait agi en protecteur de l’île, à l’image du dieu Thör dont il portait le nom, jadis vénéré dans toute la Scandinavie. À une époque où les riches cherchent des abris pour protéger leur fortune, lesquels prennent d’ailleurs souvent la forme d’une île (la Barbade, Jersey, Fidji, etc.), cet entrepreneur retraité adoptait la voie inverse : il offrait son île à la communauté. La décision de Vikstrom illustrait parfaitement l’idéal de solidarité célébré par le poète John Donne : « Aucun être humain n’est une île, complet en lui-même. Tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble2. »

Il me semble que les mots magnifiques du poète ont pris tout leur sens au cours de la pandémie.

Plus que jamais, nous avons compris que nous faisions partie d’un tout, que nous dépendions les uns des autres, que les choix individuels engageaient la collectivité tout entière.

Soudain, le « moins d’État » revendiqué par la mouvance néo-libérale depuis les années Thatcher semblait hors de propos. Bien sûr, on trouverait toujours des gens pour critiquer le rôle de l’État, mais la pandémie prouvait hors de tout doute la nécessité de son intervention. En temps de crise, c’était l’évidence, il fallait compter sur un gouvernement capable de fournir une aide d’urgence, de soutenir les plus vulnérables, de soigner et prévenir le mal, d’assurer la cohésion en rappelant à chacun ses responsabilités.

L’exigence de solidarité paraîtra sans doute toujours trop lourde à ceux qui rêvent de la liberté à l’américaine, mais il faut bien voir que des libertariens comme Duhaime, Bernier et Poilievre ne peuvent rien faire d’autre qu’emprunter la voie politique pour se faire entendre. Admirez le paradoxe : même ces farouches critiques du pouvoir de l’État ne peuvent se passer de l’État pour réaliser leur aspiration… qui consiste à prendre le pouvoir afin de présider aux destinées de l’État. Sans compter que l’exemple états-unien qu’ils brandissent comme un modèle est un leurre.

Chez nos voisins, la crise sanitaire est d’abord vécue comme un problème de classe. Il n’existe pas de principe tel que l’égalité en matière de soins ; la santé y est une affaire de moyens. Les spectateurs que nous voyons dans les stades de football, en rangs serrés et sans masque, en train d’applaudir à tout rompre, comme si de rien n’était, font partie d’une classe privilégiée, qui peut compter sur des soins à la fine pointe, des suivis serrés et une surabondance de lits d’hôpitaux. Pendant qu’ils font la fête comme des croisiéristes, les plus pauvres, de plus en plus nombreux et parfaitement invisibles au pays de l’Oncle Sam, souffrent et meurent dans l’indifférence la plus totale3.

Si la pandémie nous a permis de vivre un grand moment de solidarité, les dernières semaines ont mis à l’épreuve la force des liens qui nous unissent.

Les récentes manifestations d’Ottawa et de Québec ont donné lieu à l’expression d’un ras-le-bol général bien compréhensible (qui n’en a pas assez ?), mais elles ont aussi montré que certains de nos concitoyens aspiraient à vivre dans ce pays comme bon leur semblait, selon leurs termes, en véritables insulaires.

Si la gestion de la pandémie les indignait au point qu’ils étaient prêts à traverser le continent en brûlant des quantités considérables de carburant, c’était d’abord parce que cette gestion les empêchait d’agir à leur gré. Le politique venait de les atteindre alors qu’ils avaient cru jusque-là pouvoir y échapper.

Plusieurs des manifestants installés à demeure au cœur de la capitale fédérale offrent l’image d’une bande de naufragés, échoués sur une terre où ils sont venus s’établir afin d’imposer leur loi, au mépris des habitants. Imaginez : ils offrent même aux partis de l’opposition de se joindre à eux pour former un gouvernement de coalition pour diriger le pays ! Le mouvement social qu’ils prétendent incarner a quelque chose d’étrangement asocial : ils font du bruit pour qu’on les laisse tranquilles, ils sont solidaires dans leur refus de la solidarité la plus élémentaire, dans leur colère contre le système. Les plus radicaux exigent la fin de toutes les mesures liées à la pandémie. On peut se demander s’ils ne sont pas même prêts à s’exiler, dans le Sud par exemple, empruntant ainsi le même chemin que les capitaux placés à l’abri du fisc.

Or c’est pourtant l’impossibilité même d’un abri qu’il faut accepter : qui que nous soyons, où que nous nous trouvions, nous avons besoin de la communauté pour survivre et prospérer – cela, même Thör, le dieu protecteur de l’île Ronde, l’a compris. Dès lors, qui peut prétendre être plus qu’un simple fragment de l’ensemble ?

1. Stéphane St-Amour, « Une oasis des Îles-Laval cédée à un groupe de conservation », Le courrier Laval, 7 décembre 2021.

2. « No man is an island, /Entire of itself, /Every man is a piece of the continent, /A part of the main ». (John Donne, Devotions upon Emergent Occasions, 1624. Je dois le titre de ce texte à un essai remarquable de l’écrivain Yvon Rivard, qui s’est lui-même inspiré de Donne : Personne n’est une île, Boréal, « Papiers collés », 2006.)

3. Une étude de 2019 révèle que 25 % des Américains sont forcés de repousser des soins de santé urgents pour une maladie grave faute d’argent.

Consultez l'article de The Guardian sur cette étude (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion