La professeure Marty Laforest s’attaque aux lieux communs sur la façon dont le français se parle au Québec. Sans glorifier le joual, elle remet le débat dans le contexte de l’évolution d’une langue.

Les linguistes s’intéressent à la manière dont les gens parlent et aux règles qu’ils suivent pour ce faire, sans en avoir conscience, depuis l’âge le plus tendre. Ces règles de base sont donc celles qui ont été saisies bien avant l’entrée à l’école et sans lesquelles toute parole est impossible. Elles n’ont rien à voir avec l’accord du participe passé ou les calques de l’anglais que professeurs et réviseurs traquent sans relâche. On parle donc ici du « savoir parler » qui est l’apanage de tous les humains, analphabètes ou non, c’est-à-dire de la capacité de comprendre ce qui leur est dit par les autres membres de leur communauté et d’y répondre, dès la petite enfance. On ne parle pas de ce français normatif qui vient en tête de la plupart des gens lorsqu’ils entrent en discussion sur la langue. Le savoir parler qui intéresse les linguistes semble si banal que sa fascinante complexité passe totalement inaperçue, et pourtant… À cet égard, on peut le comparer à la marche qui, comme le langage, s’acquiert en bas âge et sans aucun besoin d’enseignement particulier. La marche engage la vue, l’équilibre, la proprioception et une fabuleuse coordination d’un grand nombre de muscles sous le contrôle du système nerveux, mais il faut suivre un cours d’anatomie pour le comprendre et s’en émerveiller.

Les linguistes affirment que toutes les langues et variétés de langue se valent, parce qu’ils ont prouvé que toutes reposent sur un ensemble également complexe de ces règles que l’on maîtrise avant d’entrer à la maternelle et ont la même capacité de répondre à tous les besoins de communication des individus qui les utilisent.

Ceux que cette position déstabilise y voient très souvent la marque d’un relativisme de mauvais aloi. Une mise au point s’impose. Dire que toutes les variétés se valent, c’est dire qu’on ne peut pas scientifiquement, objectivement, trouver d’avantages ou de qualités inhérentes à une variété, en tant que système de règles de combinaison de sons en mots et de mots en phrases, qui feraient en sorte qu’elle permettrait de dire plus de choses ou de les dire plus clairement qu’une autre. Certaines personnes sont plus habiles que d’autres avec la parole, expriment des contenus plus riches de manière plus subtile, c’est un fait. Mais il n’a jamais pu être démontré que c’est en raison de la variété de langue qu’elles utilisent. Même si l’on arrivait à montrer que ces personnes s’expriment plus souvent dans une langue proche du standard, on ne pourrait en déduire qu’il existe une relation de cause à effet entre cette variété de langue, la profondeur du contenu transmis et la qualité de leur discours, car d’autres facteurs que la langue elle-même – de plus grandes connaissances, un entraînement particulier à la parole en public – pourraient expliquer leur habileté.

Toutefois, dire que toutes les variétés se valent en tant que systèmes linguistiques, ce n’est pas du tout affirmer qu’elles se valent socialement. Les systèmes linguistiques sont intimement associés à des représentations, à des valeurs. La norme linguistique, celle qui guide ce « bon parler » dont on fait si grand cas, est en réalité une norme sociale : ce que nous attribuons à la langue (la précision et la beauté ou la grossièreté et la mollesse, la musicalité ou la rudesse) est dans les faits attribuable aux rapports de force politiques, économiques et culturels qui se nouent et se dénouent constamment entre les groupes sociaux. On ne peut échapper à ces rapports de force, ils contraignent nos choix linguistiques et sont à l’origine de nos opinions sur la langue. Les linguistes n’ont jamais nié la hiérarchisation des valeurs accordées aux différentes langues et variétés de langue dans toute communauté linguistique. Ils disent simplement que l’origine de ces jugements n’est pas celle que l’on croit, qu’elle est à l’extérieur du système linguistique et non constitutive de ce système.

Les locuteurs qui utilisent les langues et variétés de langue peu prestigieuses sont stigmatisés. En tant que linguiste, il m’apparaît injustifié qu’une personne soit jugée moins intelligente en raison de la variété de langue qu’elle utilise, mais les jugements de cet ordre font eux-mêmes partie des faits langagiers à expliquer.

L’existence de cette réalité sociale est la raison pour laquelle j’estime que le rôle de l’école reste l’enseignement de la langue des livres, de la variété de prestige : on doit donner à tous la même chance d’acquérir le pouvoir social associé à cette variété.

Mais cela peut et doit se faire sans un mépris qui n’a pas lieu d’être pour les autres variétés de langue, et sans la déification de ce standard qui de toute manière évolue constamment par son interaction dynamique avec les variétés considérées comme moins prestigieuses. Je m’insurge contre les « bien parler c’est se respecter » parce que je ne vois pas ce que le respect vient faire là-dedans ; je m’insurge contre le fait qu’on colporte et enseigne des faussetés scientifiques du genre « un vocabulaire pauvre indique une pensée pauvre » ou « le français est une langue TELLEMENT nuancée » ; je trouve que l’expression « paresse linguistique » n’a pas de sens, à moins qu’on lui donne celui de paresse intellectuelle : s’il faut lancer des campagnes publicitaires ou entreprendre des réformes, qu’on s’attaque à l’ignorance. C’est la valeur accordée à la qualité du savoir qui devrait préoccuper les Québécois, plus que la valeur accordée à une certaine variété de français. Bref, il faut enseigner la langue standard pour les bonnes raisons, et sa prétendue supériorité sur les autres variétés n’en est pas une. On doit enseigner à tous la langue standard parce que c’est celle qui donne accès aux livres et donc à la connaissance, parce que le savoir est un instrument d’émancipation et de pouvoir et l’accès au savoir, une condition de la démocratie. C’est tout et c’est largement suffisant. 

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

États d’âme, états de langue : Essai sur le français parlé au Québec

États d’âme, états de langue
Essai sur le français parlé au Québec
Marty Laforest
Préface de Louis Cornellier
Les Presses de l’Université de Montréal, mars 2021
112 pages

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion