S’il existe un récif sur lequel le gouvernement fédéral s’échoue continuellement depuis des décennies, c’est bien celui de l’approvisionnement militaire. Aux prises avec des décisions aux conséquences financières considérables, les gouvernements tergiversent, souvent plombés par des enjeux politiques et par l’influence des militaires.

On a appris récemment que le processus contractuel pour le remplacement des chasseurs CF-18 – certains volent depuis bientôt 40 ans – connaîtrait son aboutissement en 2022. Les premiers appareils choisis seront attendus autour de 2025 et le coût total de l’opération atteindra près de 19 milliards de dollars. Parmi les soumissionnaires se trouvent Lockheed-Martin et son avion furtif (F-15), ce même appareil que le gouvernement Harper avait accepté d’acheter en 2010 et dont toutes les composantes se trouveraient déjà dans des hangars de l’armée de l’air aujourd’hui, s’il n’avait pas reculé pour des motifs politiques.

La saga du remplacement des hélicoptères Sea King illustre aussi parfaitement tous les impairs qui entourent les achats militaires. Déjà en 1983, le gouvernement s’inquiétait de la durée de vie des Sea Kings. Une cascade d’appels d’offres – tantôt modifiés ou annulés par de nouveaux gouvernements – a causé des retards mettant en péril la vie des usagers. On estimait que chaque heure de vol nécessitait 35 heures d’entretien. Ce n’est que 40 ans plus tard – en 2023 – que l’opération sera complétée. Parmi les nombreuses erreurs commises, celle de permettre aux militaires canadiens de dessiner un nouvel appareil plutôt que d’acheter un hélicoptère déjà en service.

PHOTO INTS KALNINS, ARCHIVES REUTERS

Certains chasseurs CF-18 volent depuis bientôt 40 ans.

Le plus récent plan d’Investissement du ministère de la Défense nationale prévoit des dépenses allant jusqu’à 163 milliards jusqu’en 2037. Une analyse des plans antérieurs permettrait de constater des dépassements de coûts significatifs et des projets continuellement retardés.

En arrivant à Ottawa en 2006, le premier ministre Harper m’a confié la responsabilité des achats militaires. Il m’avait demandé de me pencher d’urgence sur d’importantes carences dans l’arsenal canadien, surtout que nous avions de nombreux soldats qui risquaient leur vie en Afghanistan. Ce sujet avait été évoqué durant la campagne électorale – les conservateurs allaient investir massivement dans les forces armées.

Le premier ministre avait demandé de ne rien acheter qui n’existait que dans la tête d’un ingénieur ambitieux. Nous avions rencontré tous les équipementiers importants et avions réussi rapidement à acheter plusieurs actifs essentiels, notamment des avions-cargos Globemaster – dont le premier fut livré l’année suivant la signature du contrat. Nous avions négocié le concours de certains de nos alliés qui avaient accepté que nos achats se substituent aux leurs sur la chaîne de fabrication.

Une directive exigeant des fabricants qu’ils investissent dans l’économie canadienne (principalement dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense) l’équivalent de la valeur du contrat octroyé cause très souvent des retards.

Les militaires ne sont aucunement animés par le développement économique alors que les ministres et les députés y voient des retombées potentielles à exploiter. On tombe rapidement dans « l’équilibre régional canadien », un jeu dangereux où le Québec, malgré sa forte présence en aérospatiale, ne gagne pas toujours.

À l’aube d’une cascade d’investissements militaires importants, le gouvernement doit établir une règle limpide – aucun achat militaire d’importance ne sera autorisé à moins que l’équipement visé ne fasse déjà partie de l’arsenal d’un pays membre de l’OTAN. Je suis le premier à vouloir défendre la souveraineté du Canada, mais il n’y a rien de souverain à servir de cobaye pour un fabricant. Les militaires – à qui la fonction publique et les élus accordent une grande déférence – savent comment manœuvrer dans les corridors du pouvoir pour obtenir l’actif militaire convoité.

Il faut également revoir le volet des retombées économiques au Canada – identifier plus clairement les seuils réservés à l’aérospatiale et à la défense et ainsi éviter les dérapages politiques régionaux. De plus, il m’apparaît essentiel de retenir les services d’une firme spécialisée dont la seule responsabilité serait de garantir que les délais et budgets soient respectés pour tous les contrats importants. Ils auraient l’obligation de faire rapport sur une base trimestrielle et d’identifier clairement les lacunes. Le Vérificateur général fait du bon boulot mais ses constats arrivent beaucoup trop tard.

Rares sont les partis d’opposition qui n’ont pas plaidé pour des changements radicaux à l’approvisionnement militaire. Une fois élus comme gouvernement, ils ont souvent manqué de courage pour les opérer. Les annales de l’approvisionnement militaire regorgent de ratés qui ont une victime en commun – le contribuable. Le moment est venu de changer les paradigmes.

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