Partout dans le monde, on s’inquiète de la prolifération des fausses nouvelles. Cette série donne la parole à des spécialistes de plusieurs pays pour faire la lumière sur cet enjeu qui semble menacer la démocratie. Ce dossier a été préparé par Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec à l’Université Concordia.

Jean-Philippe Warren : Le populisme italien des 20 dernières années n’a pas été sans nourrir vos travaux. En quoi l’Italie est-elle originale ? En quoi Berlusconi et le Mouvement Cinq Étoiles sont-ils des précurseurs ?

Maurizio Ferraris : L’Italie a pu être tristement en avance dans le domaine politique. C’était le cas du fascisme, au début du XXsiècle. Et c’est aussi le cas du populisme à la fin du XXsiècle. Sans doute, ces développements m’ont permis de comprendre certaines choses très tôt dans ma carrière, même si je ne suis pas de ceux et celles qui se réjouissent de ce que l’Italie ait pu servir de laboratoire politique !

Dans les années 1990, j’étais persuadé que l’on se dirigeait vers une société plus rationnelle. Mais confronté à la montée au pouvoir de Berlusconi, pour qui il n’y avait pas de faits, mais seulement des interprétations, j’ai compris la nécessité de ne pas perdre de vue la quête de l’objectivité. À cette époque, j’avais des discussions avec mon ami et maître Gianni Vattimo. À ce théoricien de l’herméneutique comme interprétation infinie, je disais : « Écoute, il y a quelque chose qui ne marche pas, là. La réalisation de ton adieu à la vérité s’est faite par Berlusconi, et donc il faut un peu revoir ton schéma analytique ! »

Dans le discours postmoderne qui règne sur certains campus nord-américains, la science est vue comme un instrument de domination, une simple manifestation de la volonté de puissance. Ne flirte-t-on pas, ici, avec la post-vérité ?

Je crois qu’ici, c’est un peu comme pour les drogues légères. Lorsque celles-ci sont fumées par Charles Baudelaire et Théophile Gautier dans les salons parisiens, c’est poétique. Mais si le pilote de l’avion dans lequel vous voyagez consomme des drogues, ça pose un problème !

La pandémie actuelle est là pour nous rappeler qu’il y a des faits, et pas seulement des interprétations. Aujourd’hui, on peut très bien penser que des savants partagent des intérêts avec les grandes compagnies pharmaceutiques, qu’ils sont corrompus, partiaux. Mais, à tout prendre, je préfère qu’il y ait des savants aux commandes de nos politiques de santé publique plutôt que des chamans. À la fin, on a fini par trouver des vaccins !

De quoi la post-vérité est-elle le symptôme ?

La post-vérité manifeste un malaise social. C’est très évident dans le populisme, qui s’élève en même temps contre les plus riches et contre les plus pauvres : on hait les plus riches à cause de leur richesse et on craint les plus pauvres à cause de leur pauvreté. Et comme il y a habituellement toujours des gens plus riches et plus pauvres que nous, on finit par détester tout le monde !

On assiste à un cercle vicieux. Le malaise social est lié à un problème technique, puisque l’automation entraîne une réduction des postes de travail. Et le malaise social s’exprime grâce à la technique.

Très pratiquement, un individu perd un travail dans une usine : il a beaucoup de temps, car il n’a rien à faire, il est déprimé. Et donc il passe son temps sur l’ordinateur à écrire des choses « post-vraies », créant plus d’espace pour la technique…

Quels mécanismes la société italienne peut-être mettre en place pour lutter contre la post-vérité ?

Le conflit social ne sera réglé que de deux façons. Il faut intervenir au niveau structurel : accroître la justice sociale et encourager l’éducation.

Le plus important, le plus essentiel, c’est la réduction du malaise social. Il faut diminuer, amoindrir les conflits sociaux. On peut commencer en considérant que l’immense mobilisation de l’humanité sur le web produit de la valeur. Si c’est de la valeur, elle doit pouvoir être taxée. Par cette taxe, on pourra soutenir l’emploi et l’éducation. J’appelle ça le « webfare » (comme le « welfare »).

De l’autre côté, il y a l’éducation. Au fond, le fait que les gens disent n’importe quoi est un bon signe. Kant disait que les Lumières, c’était penser par soi-même. Avant, le monde ne pensait pas par soi-même. Les partis, les Églises décident de bien des convictions, de bien des opinions. La grande stabilité électorale découlait de ce que l’électorat faisait ce qu’on lui indiquait. Maintenant, en Italie, les partis apparaissent et disparaissent aux cinq minutes ! C’est un pas en avant dans l’histoire de l’humanité. Les gens changent d’opinion, car ils n’obéissent plus à de présumées autorités.

Mais, cela ne suffit pas. Il faut faire deux autres choses, selon Kant. En premier lieu, il faut apprendre à penser en se mettant dans la tête des autres. Ensuite, il faut apprendre à penser en accord avec soi-même, c’est-à-dire de façon conséquente.

Kant disait : « Du bâton tordu de l’humanité, on ne pourra jamais tirer quelque chose de parfaitement droit. » Il demeure, tout de même, que l’homme est le seul animal qui peut être éduqué. On peut apprendre à un cheval à faire des tours, mais alors, on déforme les attitudes propres du cheval afin de lui faire servir des buts humains. Éduquer un humain, au contraire, c’est l’aider à réaliser sa propre humanité.

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