Trois cent trente mille. C’est le nombre d’enfants qui auraient été victimes d’abus sexuels par des membres du clergé français depuis 1950, selon une enquête indépendante commandée par l’Église elle-même.

Quelques semaines après la révélation de ce chiffre accablant, les évêques français se sont réunis, ces derniers jours à Lourdes, pour prendre acte de l’horreur et pour organiser les premières étapes de la réparation.

Pour durer, toute institution développe de vigoureux mécanismes de défense. Alors que chacun de nous doit se résigner à voir ses réflexes s’émousser avec les années, c’est le contraire pour les institutions : chaque décennie renforce les gestes instinctifs, conscients ou non, destinés à assurer sa pérennité.

Puisque l’Église est deux fois millénaire, disons qu’elle s’y connaît en autodéfense. Ceinture noire 21e dan.

C’est pourquoi les décisions prises par les évêques français, si elles n’ont rien d’objectivement spectaculaire, méritent tout de même qu’on souligne leur sérieux.

Vendre des biens mobiliers et immobiliers pour nourrir un fonds d’indemnisation des victimes ? Créer une instance nationale indépendante pour la reconnaissance des fautes et leur réparation, dirigée en plus par une femme ? Confier à des laïcs la responsabilité de piloter tous les groupes de réflexion devant mener au changement de culture dans les milieux ecclésiaux ? Encore hier, on aurait pu considérer ces idées comme de l’Église-fiction.

L’Église de France n’a pas seulement mis un genou à terre : elle s’est laissé lier les mains. Ainsi, elle ne pourra plus esquiver, du moins dans le proche avenir, la vérité qui lui rebondit en plein visage.

La fin d’une époque

C’est le ton même avec lequel s’est faite la reconnaissance de la responsabilité institutionnelle des crimes commis qui peut nous convaincre que l’époque du déni est enfin en train de se clore. Lors de la célébration pénitentielle de samedi dernier, les évêques ont baissé la tête, sans leur tenue liturgique, alors que des victimes se recueillaient à leurs côtés, bien debout.

Pas de demande de pardon aux victimes comme en 2016, car la leçon d’alors a été retenue : demander pardon devient trop facilement un raccourci dans ce genre de situation, en plus de représenter une charge supplémentaire pour la victime, sommée d’y répondre positivement. Le pardon, oui, sans doute, on verra ; mais la réparation d’abord.

Cette repentance devrait être l’un des chemins d’avenir pour l’Église dans son ensemble, en pleine crise morale. Non seulement parce que les raisons de l’emprunter ne manquent pas (les femmes, les autochtones, les personnes homosexuelles, etc.). Mais aussi parce qu’elle y retrouverait l’un des ferments de sa fécondité d’origine.

Car l’Église est la porteuse et l’héritière, à la suite du peuple juif, de cette intuition puissante et originale : Dieu n’est pas nécessairement du côté des gagnants. Il ne se donne pas à voir dans le triomphe des armées ou sous la plume de ceux qui écrivent la version officielle de l’Histoire.

Au contraire des récits des religions naturelles, dans lesquels la force et la crédibilité des dieux dépendaient largement du succès militaire, la Bible met en scène un peuple humilié à répétition dans ses rêves de grandeur. Un groupe de têtus qui aurait eu toutes les raisons de donner congé à son Dieu, mais qui persévère, envers et contre tout, dans sa foi et son espérance.

Plus encore : cette communauté trouve une partie des causes de ses malheurs dans ses propres manquements. Elle se scrute, elle s’examine, elle s’accuse quand il y a lieu. Dans la Bible, le renouveau de l’alliance avec Dieu passe toujours par une phase de repentance.

On reconnaît là les sources de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec quelque dédain, « la culpabilité judéo-chrétienne ». Certes, l’examen de soi peut devenir maladif, la conscience de ses limites peut tourner au dolorisme. Le sentiment de culpabilité, en soi tout à fait sain et nécessaire à la vie morale, peut être instrumentalisé par les bourreaux pour écraser davantage leurs victimes.

Néanmoins, l’intuition religieuse reste valable : si Dieu est réellement amour et justice, impossible d’en être le héraut par la force. Si Dieu s’est révélé comme jamais par un homme innocent cloué sur une croix, alors aimer devient plus important que de gagner.

Par ses richesses et ses catéchismes, l’Église a passé plusieurs siècles à commander, à chercher à avoir raison. Pourtant, elle est née d’un peuple qui, loin de dicter la marche de l’Histoire, a tiré sa vigueur d’être resté soi-même malgré toutes les dominations. Elle est fille d’un peuple dont la pertinence, éternellement d’actualité, est d’avoir été capable de reconnaître sa propre violence et de s’amender.

Bref, si le chemin de la repentance est difficile à arpenter pour l’Église d’aujourd’hui, il n’est pas pour autant contre nature. À l’inverse, c’est lorsqu’elle le quitte qu’elle devient une institution comme une autre, capable certes de bien des choses, mais assurément pas de faire voir le visage du Dieu en lequel elle croit.

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