« Bonsoir tout le monde. C’est L’Heure gaie ! »

Je n’oublierai jamais cet instant où, non sans trémolos dans la voix ni émotion dans le cœur, j’ai prononcé pour la première fois ces mots au micro de la station de radio de Québec CKRL.

C’était 1979, il y a 42 ans maintenant, à 19 h un jeudi pluvieux de septembre. Commençait une aventure d’un an dont nous n’étions pas peu fiers : la première émission de radio gaie en français au monde !

Mes salutations à Jean-Guy Deschamps et à Jean-Louis Tremblay, de même que mes remerciements à Suzanne Ouellet dans cet autre monde où elle est maintenant.

Québec tolérant

L’émission fit l’objet de bilans dans Le Soleil et Le Devoir sous le titre « L’Heure gaie, une expérience d’intégration ». On y soulignait que l’affaire n’avait pratiquement pas suscité de réactions négatives, mais, au contraire, de la sympathie.

Cela me convainquit pour de bon que la société québécoise était l’une des plus permissives et des plus tolérantes qui soit, à une époque que plusieurs se plaisent sottement aujourd’hui à qualifier d’obscurantiste.

L’Heure gaie était une émission plus socioculturelle que politique, davantage jubilatoire que revendicatrice ou militante, l’une de nos motivations étant de toucher pour la première fois à ce média magique qu’était la radio. L’objectif était de révéler enfin l’existence des marginaux que nous étions et que nous acceptions d’être.

C’était avant la tragédie de la « peste gaie », ce sida au départ mortel qui s’attaquerait avant tout aux homosexuels. C’était avant la révolution du mariage gai.

L’idée de ce dernier aurait semblé ridicule à la plupart d’entre nous : pourquoi singer les straights, comme nous disions alors ? L’union civile entre personnes de même sexe nous suffisait, de même que la fin des discriminations et des vexations à notre égard dans certains milieux.

Ce n’est que plus tard, dans un café du Village gai à Montréal, que j’ai réalisé que l’on était en train d’entrer dans un autre monde où les marginaux accepteraient de moins en moins de se voir comme tels.

À une table voisine, un jeune homme racontait à un ami les minutieux préparatifs de son union avec un autre gars : les fiançailles, le mariage, la réception, le voyage de noces. Exactement comme s’il s’agissait d’un mariage traditionnel entre un homme et une femme.

C’était le début d’un processus qui, 40 ans après L’Heure gaie, amènera le concept même de marginalité à être progressivement dévalorisé, puis relégué aux oubliettes. Le tout sous couvert d’une vision théorique désincarnée de l’égalité qui en vient à considérer toutes les différences entre les individus et les groupes comme systématiquement discriminatoires.

Victimes éternelles

J’éprouverai toujours de la sympathie pour les exclus et les marginaux de toutes sortes qui s’assument, à partir des gais, bien sûr, en passant par les personnes trans et tous les autres.

Reste de mes 15 ans où on se faisait traiter parfois de « fif » et de « tapette », j’ai toujours trouvé et trouverai toujours odieux le mépris à l’égard de parias dont toutes les sociétés semblent avoir besoin à un moment ou un autre.

D’où ma défense des boucs émissaires sur lesquels un Québec apeuré par la COVID-19 a éprouvé récemment le besoin de taper, des touristatas l’hiver dernier aux non-vaccinés aujourd’hui, avec la complicité de ces bien-pensants qui soufflent toujours dans le sens du vent.

Alors que depuis les débuts de l’humanité, la majorité des grandes œuvres d’art et des grandes découvertes ont été le fait de marginaux, de fêlés, d’illuminés, il est troublant que plus personne ou presque ne veuille être aujourd’hui considéré comme un marginal.

Peu de gens acceptent désormais d’être réellement différents, la sacro-sainte diversité camouflant mal l’uniformisation des points de vue et des comportements favorisée par la révolution numérique.

Tous se veulent résolument mainstream, ce qui n’en empêche pas plusieurs de tenir mordicus à rester d’éternelles victimes vindicatives.

Des femmes et des hommes

Fantasme de toute-puissance d’une humanité en perte de contact avec son incontournable ancrage animal, on en est rendu au point où certains s’offusquent que l’on dise encore qu’il y a des hommes et des femmes.

Existe-t-il pourtant quelque chose de plus beau qu’une femme ? Existe-t-il pourtant quelque chose de plus beau qu’un homme ?

La nouvelle et triste réalité est que certains représentants des minorités se révèlent aussi bêtes et intolérants que ceux dont ils dénonçaient l’oppression naguère, avec la complicité d’institutions, de corporations et d’universités dont la lâcheté apparaît sans limites et sur lesquelles il ne faut pas compter pour contrer ce qui ressemble parfois à un nouveau fascisme qui monte.

Adieu donc Rimbaud, adieu Frida Kahlo, Le Caravage ou Christine de Suède. Il est fini, le temps des fiers et des beaux marginaux.

Place maintenant aux victimes, place aux gens normaux.

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