Comme dans la parabole bouddhiste, on examine souvent la dette publique tels les six aveugles qui tâtent différents bouts de l’éléphant et qui tentent de se faire une idée de la bête. Or, en renonçant à l’aveuglement volontaire des idées préconçues, on peut se faire une idée plus complète des finances publiques, mises à mal par la pandémie.

J’avais particulièrement hâte d’examiner mercredi les derniers chiffres du Fonds monétaire international (FMI) sur l’endettement des pays, mesuré de manière assez comparable, quelle que soit leur répartition des responsabilités entre les niveaux de gouvernement.

On y constate que la dette brute du Canada, incluant toutes les administrations publiques, a bondi de 23,1 % du PIB en raison de la COVID-19, de 2019 à 2021, plus que la moyenne des pays du G7, en hausse de 21 %, mais moins que la dette américaine, qui a crû de 24,8 %.

Ce fort stimulus nous a permis de soutenir le revenu des personnes et des entreprises, et de payer les soins de santé dans une économie qui a chuté de 5,3 % l’an dernier, mais qui devrait rebondir de 5,7 % cette année, toujours selon le FMI.

Heureusement, le Canada jouissait de finances publiques relativement saines avant cette crise, avec un ratio de dette brute au PIB de 86,8 %, contre une moyenne de 118 % pour le G7. Seule l’Allemagne faisait vraiment mieux.

Aujourd’hui, notre taux affiche 109,9 %, contre 139 % pour le G7. Voilà pour la dette brute.

Dans ses comparaisons internationales, le gouvernement fédéral préfère montrer la dette nette, soit la dette brute moins les actifs financiers, où le Canada reste l’élève modèle en 2021 avec un taux de seulement 34,9 %, contre 104,1 % pour le G7.

Le gros bémol ici est la prise en compte des actifs du Régime de pensions du Canada et du Régime de rentes du Québec, gérés par Investissements RPC et la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ils sont retranchés de la dette brute et n’ont souvent pas d’équivalent dans les autres pays1.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Yves Giroux, directeur parlementaire du budget

Est-ce soutenable ?

« La politique budgétaire actuelle au Canada n’est pas viable à long terme », estime le directeur parlementaire du budget (DPB), Yves Giroux, lorsqu’il examine à vol d’oiseau l’ensemble des administrations publiques, à la manière du FMI.

Son jugement se nuance lorsqu’il descend au niveau du gouvernement fédéral – viable à long terme – et des provinces – non viables à long terme –, exception faite du Québec. Il évalue que les régimes de retraite publics sont viables, tenant compte autant de l’actif que du passif.

L’analyse que le DPB a faite au début de l’été, après tous les budgets, n’est pas une prévision, mais une projection qui s’appuie sur des hypothèses raisonnables, mais limitatives. Son exercice suppose notamment que les politiques budgétaires et fiscales ne changeront pas. La démographie est facile à prévoir, mais ses hypothèses sur la croissance économique et les taux d’intérêt à long terme, quoique vraisemblables, invitent à la prudence.

Oui, mais…

Le « oui mais » a été analysé par l’Institut C.D. Howe, sous la plume d’Alexandre Laurin et de Don Drummond, qui ont mis en lumière la sensibilité des prévisions à de petits changements aux hypothèses retenues.

Dans le scénario présenté dans le dernier budget Freeland, le ratio de la dette fédérale (ici le cumul des déficits) prendrait 34 ans pour passer des 51 % de l’exercice en cours aux 30 % d’avant la pandémie.

Mais dans le scénario plus conservateur de l’Institut C.D. Howe, la dette dérive plutôt à la hausse pour atteindre 60 % du PIB sur le même horizon. Si on y ajoute les provinces, le ratio d’endettement du pays atteindrait 140 %.

La différence entre les deux scénarios tient au taux de croissance de l’économie, qui doit rester plus élevé que le taux d’intérêt payé sur la dette pour que la tendance soit décroissante, en l’absence d’un surplus budgétaire suffisamment important.

Une hypothèse légèrement moins optimiste sur les gains de productivité, qui déçoivent depuis plusieurs décennies, briderait la croissance du PIB. Les taux d’intérêt sont particulièrement bas présentement, mais une faible remontée à long terme est possible si l’inflation se raffermit dans les prochaines années.

Bref, il en faut peu pour basculer d’une tendance baissière à une tendance haussière.

La réduction graduelle de l’endettement dépend d’hypothèses plausibles, mais fragiles, même sans tenir compte des chocs qui ne manqueront pas de survenir, comme la prochaine récession ou la prochaine crise financière.

Plus corsé pour les provinces

La situation des provinces est plus difficile, car elles doivent financer les services de santé, dont les coûts augmentent plus rapidement que les revenus tirés de la croissance économique. La contribution fédérale, plafonnée au rythme de croissance du PIB, fait rager les premiers ministres provinciaux.

La dynamique de l’endettement des provinces est également soumise à la relation critique entre le taux de croissance de leur PIB et le taux d’intérêt payé sur leur dette. Sauf que leur coût de financement est d’environ 1 % plus élevé qu’au fédéral, un sérieux handicap pour l’assainissement de leurs finances.

Hormis Terre-Neuve–et-Labrador, l’endettement net du Québec demeure le plus élevé des provinces, à 45 % du PIB, suivi de près par l’Ontario, à 44 %. Si le DPB y voit une situation viable à long terme, c’est peut-être qu’il est conforté par la disciple imposée par la Loi sur l’équilibre budgétaire et par la réduction du ratio d’endettement, accélérée par le Fonds des générations. Des économistes se réunissent d’ailleurs cette semaine pour réfléchir à l’avenir de ces mécanismes de contrôle.

L’enjeu, tant au fédéral qu’au provincial, n’est pas la réduction dramatique des dépenses liées à la COVID-19, qui surviendra naturellement dans la prochaine année. C’est plutôt la pression pour colmater les trous que la pandémie a révélés dans les systèmes de santé et de sécurité sociale, sans compter les pressions salariales accentuées par la pénurie de main-d’œuvre. Le risque de perdre le contrôle des dépenses publiques est bien réel.

Il faudra aussi travailler sur la croissance, le dénominateur du ratio dette/PIB. Ici la variable clé est la productivité : travailler plus intelligemment grâce à de meilleurs équipements et à des employés mieux formés. La productivité, dans les hôpitaux notamment, aiderait à contenir l’explosion des coûts.

L’an dernier, le FMI pressait les pays de ne pas sabrer les dépenses publiques trop rapidement. Cette année, le message a changé : la crédibilité des gouvernements est en jeu sur les marchés obligataires, qui dictent le coût de financement de leur dette. Il sera payant de renouer avec la discipline budgétaire avec des balises et des priorités claires.

Ouvrons les yeux ! On a profité d’une belle marge de manœuvre pour affronter cette crise, il serait sage de la reconstituer graduellement.

1. Le FMI n’évalue pas le passif des régimes de retraite publics, même si la promesse d’une rente constitue un engagement réel, car les variations entre les régimes publics sont d’une complexité inouïe. Dans les pays anglo-saxons, les régimes sont partiellement capitalisés, tandis que la plupart des pays de la Communauté européenne ont des régimes dits de répartition, où les travailleurs d’aujourd’hui paient la rente des retraités d’aujourd’hui, ce qui coûte terriblement cher avec le vieillissement de la population.

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