L’étiquette woke me fait penser à celle de hipster au début des années 2000 : beaucoup de gens en parlent, mais personne ne veut se faire appeler ainsi.

Être woke, c’est l’équivalent d’une accusation. C’est ce qu’on appelle les jeunes d’aujourd’hui qui ont des idées identitaires trop intenses à notre goût.

Pour certains, c’est la manifestation générationnelle d’une conscience progressiste, une nouvelle branche du libéralisme qui évolue depuis des siècles ; pour d’autres, c’est un dogme intolérant et une nouvelle forme de censure, comme le soutient la revue The Economist dans un récent numéro.

Je pensais à tout ça après être tombé par hasard sur la série documentaire Muhammad Ali, de Ken Burns, sortie le 2 septembre1. Je me suis dit que j’allais regarder cinq minutes pour voir ce que c’était. Et j’ai fini par dévorer les huit heures au complet en quatre soirs. La série est absolument fascinante. J’ai été pris par le suspense, j’ai ri à haute voix. Et, à la fin, j’avais les larmes aux yeux.

On connaît tous un peu l’histoire de Cassius Clay, devenu Muhammad Ali en 1964. C’était un genre de roi. Un génie avec un charisme inouï, un homme d’une beauté physique époustouflante. Et un esprit d’une rare pureté. Sa vie et les défis auxquels il a fait face sont légendaires. Et, par ses actes, il a fini par incarner un jugement moral impeccable. Pas de façon délibérée ou calculée. Mais parce qu’il était comme ça : authentique, spontané.

Comme par hasard, il était au centre de tous les enjeux et débats importants de son temps : droits civiques, racisme, géopolitique, liberté individuelle et de religion. On pourrait même dire qu’il a fait entrer ces débats dans la modernité en les amenant d’une manière choquante sur la place publique, dans les années 1960 et 1970.

Il n’a pas eu peur de hausser le ton et d’accuser la société américaine d’être lâche, aveugle, criminelle et complice de la violence terrible qui a été infligée aux Noirs depuis des siècles. Il dénonçait le système capitaliste et colonial dans son intégralité, avec passion et éloquence, le décrivant comme pourri parce qu’il gardait les plus démunis dans l’obscurité et la misère.

Il a refusé de participer à la guerre du Viêtnam en lançant des propos explosifs.

Jamais les Vietnamiens ne m’ont traité [du mot commençant par N.] dans la rue. Ce sont les Blancs d’ici qui nous refusent nos droits fondamentaux. Je n’ai rien contre les Vietnamiens.

Muhammad Ali, refusant de participer à la guerre du Viêtnam, en 1966

En faisant ces déclarations, il est devenu l’homme le plus détesté des États-Unis. Il recevait des menaces de mort. Il se faisait huer dans la rue et avant ses combats. Il s’est fait enlever son titre de champion du monde, a perdu d’énormes sommes d’argent. Mais jamais il ne s’est soumis. Jamais il ne s’est excusé, ou n’a tenté d’adoucir ses propos. Il s’est battu.

« Vous êtes le problème, pas moi. »

Ça me rappelle l’histoire de tous ces hommes noirs doués – de Richard Pryor à Chadwick Boseman – amers d’avoir du talent et de ne pas pouvoir l’exploiter, parce que la société leur dit : « Non, ces portes sont fermées. »

C’est la définition d’un problème systémique. Et si vous faites partie de la majorité établie et que vous n’avez jamais eu à vous battre, comme bon nombre d’immigrants partout au monde (le père de Leylah Fernandez, arrivé au Québec avec rien, me vient en tête), regardez vers le ciel de temps en temps et soyez reconnaissants.

Ali s’est dit : « Moi, je n’accepte pas. Je me bats. Et je vous renvoie ça dans la face. »

Ce sont des sujets dont on débat encore intensément aujourd’hui, au Québec comme ailleurs : l’égalité, le racisme, le capitalisme, la pauvreté, l’islamophobie.

Pour Cassius Clay, la chrétienté était la religion du pouvoir, des propriétaires d’esclaves, et c’est pour ça qu’il a changé son nom pour Muhammad Ali. Peu de personnes l’ont accepté – qu’il utilise un nom musulman, arabe ? ! « Pour qui se prenait-il ? »

Les gens ont longtemps refusé de l’appeler par son nom choisi. Pour se moquer de lui. Question de lui enlever ce contrôle, cette volonté d’autodétermination, pour continuer de l’abaisser.

Ça me rappelle un autre débat, ces jours-ci, sur les pronoms choisis de certaines personnes trans et queers : celui de reprendre le contrôle sur leur identité alors qu’on s’est toujours senti impuissant et marginalisé. Et à quel point certains se sentent encore menacés par cette réappropriation.

Muhammad Ali était woke avant les wokes. Et woke dans le meilleur sens du terme.

1. Regardez la bande-annonce de la série documentaire Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion