D’aussi loin que je puisse me rappeler, je me souviens avoir toujours apprécié passer des heures à écouter les histoires des aînés de mon entourage.

Enfant, j’ai souvent demandé à mes grands-parents de les suivre dans leurs activités. Je m’assoyais à leurs côtés et j’écoutais les discussions. J’aimais entendre comment se passait leur quotidien, leurs souvenirs de la communauté, les entendre rire et s’ostiner, les regards qu’ils s’échangeaient. Je trouvais que chacun d’eux se souciait si l’autre avait assez de confiture ou de café. Plusieurs me faisaient des blagues en m’imitant avec ma petite voix beaucoup trop douce à leur goût. Encore aujourd’hui, lorsque l’occasion se présente, j’absorbe le moment au maximum et je trouve ces opportunités toujours trop courtes.

C’est toute une perspective du monde qui est transmise par des discussions qui peuvent parfois paraître banales, voire l’évidence même.

Comme cette évidence-ci : lors d’une discussion, j’ai demandé à une aînée ; « Vous dites souvent que vous mangiez du rat musqué quand vous étiez jeune. C’était un gibier vraiment important donc pour nous ? » Après son éclat de rire, elle m’a dit : « Ben non, c’est parce qu’on n’avait pas d’argent ! »… Et moi qui croyais que c’était une certaine forme d’allégeance au rat musqué qui justifiait d’en consommer autant !

Lors d’une autre discussion sur l’état de l’aln8ba8dwaw8gan (la langue abénakise), je mentionne que je trouve cela vraiment bien que nous cherchions à écrire la langue de façon plus standardisée, notamment en redonnant la place au 8 (comme dans W8banaki au lieu de Wôbanaki ou Waban-Aki), réaction immédiate d’une aînée : « Ben moi, je ne suis pas d’accord, on n’a pas grandi en voyant les mots écrits avec des 8, je ne l’ai pas utilisé et je ne vais pas l’utiliser. » Sur le coup, je suis vraiment étonnée, puis je me suis dit : « Ben voyons, c’est une forte réaction seulement pour un 8 ! » Après un moment, je me rends bien compte que c’est une opportunité qui est à ma disposition à laquelle cette aînée n’a pu avoir accès que relativement tard au cours de sa vie. Ce qui est important pour elle ne l’est pas nécessairement pour moi et vice versa. Pour moi, c’est un gain positif, une certaine forme de reprise de contrôle sur notre propre langue. Pour elle, c’est certainement synonyme de la mise en avant-plan d’une distinction significative qui a été dénigrée, en dehors du cadre dans lequel elle a pu évoluer. Ceci représente un exemple relativement simple à comprendre, mais il en existe une multitude d’autres où les arrimages entre les générations sont nécessaires.

À force de discussions, ce constat est d’autant plus frappant. Je suis née à une époque où je suis davantage libre de valoriser ce que je considère comme important au sein de la culture w8banaki et cela teinte nécessairement la façon dont j’incarne ma propre identité. Ce dont les aînés n’ont pu bénéficier pour diverses raisons : les pensionnats, les écoles de jour, les religions, le racisme et la discrimination, les agents indiens, etc.

Il y a parfois un clash palpable entre les générations, car notre vécu est fort différent. Chacun est alors invité à cheminer à son rythme en respectant les repères valorisés par l’un ou l’autre, les silences, les sujets tabous, les inconforts, les taquineries, les rires.

Mes grands-parents sont décédés avant que j’aie eu le temps de poser toutes mes questions au sujet d’Odanak, de la Nation, de qui nous sommes – en réalité, cela aurait certainement nécessité qu’ils me guident encore pendant au moins 200 ans ! Quand mon grand-père est décédé, j’ai senti un grand vide, par son absence, mais aussi du lien qu’il représentait avec mes ancêtres. C’est comme si je vivais une sorte de rupture. On m’a alors raconté des histoires sur mon grand-père et j’ai vite compris que mon lien à mes ancêtres habitait dans chacun des aînés, que nous soyons généalogiquement liés ou non.

Ces aînés qui portent en eux une foule de récits, d’expériences de vie, de savoirs, sont si précieux. Wliwni du fond du cœur à chacun d’entre eux avec qui j’ai eu le privilège d’échanger jusqu’à présent.

Un jour, lorsque je serai une aînée moi-même, je partagerai leurs enseignements aux jeunes générations dans l’espoir qu’elles prendront aussi le temps de s’asseoir avec moi pour jaser de tout et de rien.

Wliwni (se dit olé-oné), merci !

Wli nanawalmezi ! Prends bien soin de toi !

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