Dans une étude intitulée « L’effet sondage – Des citoyens ordinaires aux élites politiques », Gérard Grunberg et Nonna Mayer concluaient que « les sondages ont pris une importance indéniable dans “la démocratie du public”. L’étude de cette influence est donc une dimension importante de la sociologie politique […] qu’il est nécessaire d’analyser à la fois l’influence des sondages sur les électeurs et sur le personnel politique [et] que cette influence semble plus importante, tout compte fait, sur ce dernier que sur les premiers. » 1

J’ajouterai à cela que dans le contexte des élections fédérales, leur importance est magnifiée. Les sondages deviennent le point de départ et d’arrivée des discussions et, malheureusement, des analyses.

Le refrain est toujours le même, les politiciens disent peu s’en préoccuper, les électeurs en sont inondés et les sondages finissent toujours à la une des journaux.

Je ne tiens pas à discuter, ici, de leur validité scientifique, des procédés de mise en situation, de la théâtralisation des réponses données par les électeurs, ou encore de l’inadéquation entre le cadre qui nous est imposé dans un questionnaire (aspect statique des sondages) et la mobilité de la société dans laquelle nous vivons (logique de production des réponses). Ce qui m’intéresse, c’est la place qu’ils occupent dans la réflexion politique.

Dans le contexte d’élections fédérales, les agrégateurs de sondages ainsi que le président d’un institut de sondages bénéficient d’une large tribune dans les médias pendant la campagne, mais aussi – et surtout – le soir des élections, où ils sont présents pour commenter les différents résultats. L’union est consommée depuis longtemps.

Comment se fait-il que cette alliance ne soit pas perçue comme contre-nature et que le volet marketing des sondages, notamment, soit totalement occulté ?

Aujourd’hui, en pleine pandémie, nous en appelons quotidiennement à la science, mais laissons libre cours à des pronostics ou à des prévisions aux allures de cartomancie, simplement parce que, comme l’a dit Jean-Marc Léger, de la firme éponyme, sur Twitter, « pour tous ceux qui critiquent les sondages, voici la précision des sondages Léger à la dernière élection fédérale de 2019. Nous avons été humblement… les plus précis au Canada. » Donc le problème est réglé, je l’ai prédit et c’est arrivé, nous prédisons l’avenir. Si le tweet me met mal à l’aise, c’est surtout parce qu’il crée un faux sentiment de sécurité chez des médias qui, pressés par le temps, s’abreuveraient trop fréquemment à cette source même de jouvence, et mèneraient à des phénomènes de convergence.

En outre, nous sommes très prompts dans nos sociétés à montrer du doigt les bulles de filtres créées par les algorithmes de Google et de Facebook qui finissent, comme le mentionne Pariser, par « bloquer souvent les sujets qui, dans notre société, sont importants, mais complexes ou désagréables. Et il ne s’agit pas juste de faire disparaître les problèmes, de plus en plus, c’est tout le processus politique qui disparaît2 ». Les sondages ne fournissent-ils pas, eux aussi, une compréhension fragmentée du monde ? En quoi la dynamique algorithmique des GAFAM se distingue-t-elle tant des sondages sur le plan des résultats ? La méthodologie employée est certes différente, mais la vision microscopique des phénomènes et leur présentation péremptoire annihilent toute réflexion politique ou autre.

On notera, par exemple, que la Coalition avenir Québec (CAQ) ne se cache pas de gouverner par des sondages. Où est l’espace politique alors ? Où sont les débats ? Quel rôle joue l’opposition ? Quelle place occupe le démos – existe-t-il encore autrement que comme simple répondant ?

L’effet est bien sûr renforcé par le prisme de la majorité obtenue par la CAQ. Cela dit, le phénomène est le même au niveau fédéral dans un contexte minoritaire. Si les GAFAM nuisent à la prospérité financière des médias, les sondages réduisent la réflexion politique comme peau de chagrin. Il ne s’agirait donc plus de contester leur influence sur les électeurs, mais bien d’en mesurer l’importance sur les politiciens qui nous gouvernent. Il faudrait garder à l’esprit que leurs intentions sont floues et que des médias publics leur ouvrent grand leur porte sans véritablement leur opposer une vision discordante. Ce courant de pensée semble, tout comme l’espace politique, disparu lui aussi.

1. Consultez l’étude « L’effet sondage – Des citoyens ordinaires aux élites politiques » 2. Écoutez la conférence d’Eli Pariser « Beware online “filter bubbles” » (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion